Menu
Libération
Tennis

Agassi et Djokovic, âmes en paire

En difficulté sportive depuis Wimbledon, le Serbe a fait une rencontre : l’ancien champion américain, passé par moult tourments, avec lequel il est entré en symbiose. Le «Kid de Las Vegas» est devenu son coach et mentor. A Roland-Garros, leurs entraînements attirent les curieux.
Novak Djokovic et Andre Agassi, à l’entraînement, lundi. (Photo Mehdi Taamallah. NurPhoto)
publié le 30 mai 2017 à 20h06

«Ecoutez, la prochaine fois, j'emmènerai Andre avec moi devant les micros pour que vous puissiez lui poser les questions directement.» Opposé ce mercredi au Portugais João Sousa au deuxième tour du tournoi, le Serbe Novak Djokovic était d'humeur badine lundi, nez à nez avec la foule des (très) grands soirs - beaucoup de questions, peu ou pas de réponses et l'impression confuse que le numéro 2 mondial n'y peut pas grand-chose à ce stade. Les questions : le rôle d'Andre Agassi, 47 ans, ex-numéro 1 mondial retraité des cours depuis 2006 et icône vintage ayant exposé ses tourments - le tennis comme une contrainte, le dopage à la méthamphétamine, la dépossession, les tempêtes sentimentales - dans son autobiographie, Open, sortie en 2009 (Plon).

Agassi n'a jamais entraîné personne à ce stade. Il s'occupe de Djokovic, raquette en main, depuis six jours et chacune de ses apparitions scotchent plus de curieux que n'importe quel match, ceux-ci pouvant dès lors se rendre compte que le temps passe : l'ex-«Kid de Las Vegas» au crâne lisse présente désormais «le renforcement abdominal typique du quadragénaire» (l'Equipe) et marche sur les lignes quand il déambule sur le court, ce qu'il s'interdisait lors de sa vie de joueur par superstition. Comme il est d'usage, Agassi ne s'est pas exprimé sur sa collaboration avec le Serbe - c'est au joueur d'en révéler les contours s'il le souhaite - mais c'est sur l'Américain que les regards frissonnent, un mélange de nostalgie et de curiosité, comme si la présence de l'ex sur un court avait le pouvoir magique d'arrêter le temps et de replonger le tennis dans on ne sait quelle source originelle.

Partant, la question de savoir ce qui se passe entre ces deux-là est pour l’heure le cœur nucléaire du tournoi. Et peut-être même mieux : une fenêtre sur l’âme du numéro 2 mondial. Un miroir des besoins d’un des plus grands joueurs de son temps, c’est-à-dire un miroir de ses tourments, avec un fil cosmique reliant le tennis à travers les âges. Ainsi, lors des conférences de presse de Djokovic, les questions volent en rangs serrés, la presse américaine à la manœuvre sentant une sorte de pierre philosophale à portée de main.

Le contexte : Djokovic est tenant du titre ici, sa victoire de l'an passé ayant parachevé une sorte d'œuvre sportive puisque Roland-Garros était le dernier tournoi du Grand Chelem à lui résister. «Ce fut un soulagement, expliquait le natif de Belgrade lundi. Mes attentes et celles de ceux qui m'entourent étaient très fortes par rapport au fait de remporter tous les tournois du Grand Chelem. J'ai donc des sensations différentes. C'est plus relax.» Sur le début de sa collaboration avec Agassi : «On se croisait parfois sur les tournois mais comme ça, sans se connaître. On échangeait juste quelques mots. Jusqu'au moment où, voilà un mois environ, j'ai demandé son numéro. Je voulais le remercier. Il a toujours parlé gentiment de moi dans les médias, que je sois numéro 1 mondial en jouant bien ou que je connaisse des difficultés comme c'est le cas depuis quelques mois. Son discours ne variait pas. Il restait positif. Je l'ai appelé sans arrière-pensée professionnelle. Juste pour dire merci. Au lieu d'un échange de quelques minutes, on a parlé une demi-heure. On s'est ouvert l'un à l'autre. Il n'y a pas eu d'entretien d'embauche, de démonstration de motivation ou quoi que ce soit de ce genre. Il s'est spontanément créé un rapport entre nous, une plateforme qui nous permet d'échanger des choses très personnelles.»

«Petites choses»

Djokovic ayant coupé les ponts ces derniers mois avec toute son ancienne équipe - l'ancien joueur Boris Becker, son coach de toujours Marian Vajda, son préparateur physique -, quelqu'un a demandé au Serbe de se lancer dans la comparaison. «Toutes les relations entre les coachs et les joueurs sont différentes. Disons qu'Andre sait dire les choses au bon moment, et il sait aussi quand ne pas les dire. Pour moi, elles font sens. J'essaie de mettre en place des petites choses sur le court, mais son apport n'est pas quantifiable dans le jeu lui-même, je jouais déjà plutôt bien au tennis avant de le rencontrer [sourire]. C'est plus dans l'état d'esprit et l'approche qu'il m'aide. Son livre est probablement le meilleur bouquin qu'il m'a été donné de lire sur un joueur de tennis, et pourtant, j'en ai lu énormément. Ça lui a pris deux ans et demi pour l'écrire, on peut donc imaginer que c'était important pour lui. J'y ai trouvé beaucoup de choses surprenantes, des aspects de sa vie que je ne pouvais pas soupçonner mais par-dessus tout, j'ai été marqué par la volonté d'Andre de partager son expérience et de se raconter comme il est. Une démarche d'une grande honnêteté, d'une grande noblesse.»

Djokovic a entassé douze titres du Grand Chelem comme ça : en mettant le curseur de la manipulation médiatique au minimum, laissant apparaître une quasi-transparence de l’élève modèle, un peu mécanique, là où un Andy Murray et même un Rafael Nadal, qui s’est durci au fil du temps, laissent émerger l’idée d’une guerre de tranchée par réponses interposées, moins j’en dis, mieux je me porte. Quand Djokovic dit qu’il cherche, il cherche. Mais il ne peut pas tout raconter. L’origine chronologique du dérèglement remonte au dernier Wimbledon et à son troisième tour perdu contre l’Américain Sam Querrey, durant lequel un véritable vaudeville s’était joué dans son box.

Sans donner dans la psychologie de paquet de lessive, il apparaît que la représentation que le Serbe a de lui-même en a souffert et que tout le reste s'est effondré comme un château de cartes, avec une finale à l'US Open due à un miraculeux enchaînement de circonstances pour trompe-l'œil. Becker a une autre explication : «Novak n'a pas assez travaillé et il le sait.»

Longuement interviewé dans l'Equipe, Djokovic dit explorer une autre piste : «J'ai réalisé que je me basais trop sur le tennis et ses succès comme une source de joie et de paix intérieure. Or, quand on perd, ce n'est pas la fin du monde. Bien sûr que je veux toujours être numéro 1 mondial et gagner des titres du Grand Chelem. Mais je veux aussi équilibrer ça. Dans le sens d'une stabilité émotionnelle. Je n'ai pas besoin de fonder toute ma vie - de père, de mari, d'ami - sur le fait de gagner ou perdre un match de tennis.»

Trouver une clef

Si l’on se risque autant que faire se peut sur les sentiers de la psyché du joueur, on trouve ainsi deux zones de tension.La première est un terminus, la petite mort du joueur : la saturation évoquée par Becker, le besoin de sortir parfois du tennis avec le risque de trouver la vie plus douce et de ne pas trouver le chemin du retour. La seconde se rapporte à la construction de l’image que le joueur a de lui-même, cette image lui permettant de se structurer puis de se tenir d’un bloc quand il poursuit ses objectifs sportifs. Lorsqu’on avait rencontré le joueur en 2011 à Monte-Carlo pour les besoins d’un portrait, on avait été sidéré par l’application extrême avec laquelle Djokovic avait abordé l’exercice, nous scannant au fil des questions comme si cela avait une importance vitale. Une attitude qui doit s’apprécier à l’aune de la vie médiatique d’un joueur de son rang sur le circuit, interviewé tous les deux jours ou presque, ce qui dévitalise inévitablement l’exercice.

Au vrai, Djokovic aura longtemps été l’éternel élève modèle, se donnant un mal de chien pour coller à ce que les gens (y compris le premier venu, c’est-à-dire nous) attendaient de lui. Il lui faut sans doute désormais ouvrir une autre porte. Pour cela, il doit trouver une clef. Et quelque chose lui a dit que ce type qui parlait gentiment de lui dans les médias, complètement fracassé par le tennis - et n’en ayant pas fait mystère puisqu’il a écrit un livre là-dessus - pouvait l’aider à mettre la main sur un nouvel avatar. Un avatar ressemblant suffisamment à Djokovic lui-même pour que le Serbe redevienne ce joueur sinon impassible, du moins cohérent dans sa démarche, celui que plus personne n’arrivait à battre il y a un an seulement.

Le Serbe s'est vu demander lundi si, sa collaboration avec Agassi mise à part, il cherchait d'autres voies visant à travailler l'aspect mental, une possible allusion aux rapports de longue date du Serbe avec Pepe Imaz, créateur controversé d'une «académie» professant le sport par «l'amour et la paix». «Oui, je travaille certaines choses, a répondu Djokovic. Mais je ne sais pas encore si ces choses vont marcher. D'ici là, je ne suis pas prêt à les partager avec vous.» On peut toujours passer une vie à écouter ces gars-là : on n'effleurera même pas l'ampleur de leurs voyages intérieurs.