Quoi qu'on pense de Kristina Mladenovic, opposée ce vendredi à l'Américaine Shelby Rogers au 3e tour, il se passe quelque chose de différent quand la Française prend l'espace sur le court ou devant la presse. Parfois, c'est l'éléphant dans le couloir : un aplomb d'un autre âge, que pas un joueur de tennis (homme ou femme) n'assume aujourd'hui. Et c'est souvent plus subtil, comme cette manière de doser son service - puissant sur les points importants, en souplesse le reste du temps - mercredi face à l'Italienne Sara Erani pour épargner son dos, «encore un peu rigide», qui l'avait fait souffrir au premier tour. «Ce qui implique lucidité et sérénité», explique dans l'Equipe Pierre Cherret, entraîneur de l'équipe de France de Fed Cup (la Coupe Davis au féminin). Il décrit non seulement la joueuse, mais aussi la séduction qu'elle dégage pour qui s'obstine à considérer les sportifs comme des grandes personnes pouvant répondre d'elles-mêmes : Mladenovic est une fille dominante. Qui lève les yeux au ciel quand on évoque son «côté slave». Et semble avoir fait le tour de cette psychose qui s'empare des Français au pied de leur tournoi, psychose d'autant plus retorse que pas un n'a été élevé (lire Libération de samedi) au tennis sur terre battue : «Ce n'est pas moi qui ai déclenché la standing-ovation du public après ma victoire contre Erani, c'est Marion [Bartoli, chargée par l'organisation de la faire parler au micro juste après les matchs, ndlr] qui l'a fait. Je n'ai rien demandé. Le lien avec le public de Roland-Garros est difficile. Soit cela va très bien, soit c'est un drame. Il y a beaucoup d'attente, de pression. Après, tu es bien obligée de jouer mais bon, une fois que l'on arrive à gérer tout ça, c'est très bien et on en profite. Je l'ai souvent dit : la pression est un privilège. Si tu n'en as pas, ça veut dire que l'on n'attend rien de toi. Depuis le début de ma carrière, j'ai prouvé X fois que je savais l'assumer. Je ne veux pas avoir de résultats médiocres.» Le tout lâché froidement, avec ce zeste d'agacement de celle qui se répète et que ça fatigue un peu.
Sur une jambe
Mladenovic n'a pourtant pas toujours été la 14e joueuse mondiale (et 7e à la Race, le classement de l'année en cours) qu'elle est aujourd'hui. On s'est parfois laissé aller à penser à la phrase de Tony Montana (Al Pacino) faisant la plonge dans un restaurant miteux au début de Scarface, «j'ai des mains faites pour l'or et elles sont dans la merde», lors de ses multiples rodomontades à l'époque où elle était engluée au classement. Magie de la proximité médiatique qui va avec le succès, cette superbe joue désormais pour elle.
L'enfant de Saint-Pol-sur-Mer (Nord), où son père yougoslave exerçait son activité de handballeur professionnel, pose désormais pour Paris Match en maillot de bain étendue au bord du bassin Le Nôtre du château de Versailles et elle apparaît à sa place, sans doute aussi parce qu'elle s'est toujours imaginée là. Contre vents et marées : la joueuse explique avoir toujours joué sur une jambe entre 13 et 20 ans, avec une douleur constante aux cartilages du genou.
Encore une phrase magnifique là-dessus, lâchée dans l'Equipe Magazine : «J'avais un tennis de haut niveau [elle fut effectivement numéro 1 mondiale junior, ndlr] mais pas le physique qui va avec.» A 18 ans, elle coupe les ponts avec la Fédération française de tennis, qui la couvait jusqu'ici : «En France, c'est… parfois trop facile. Le Centre national d'entraînement est une très belle structure avec des courts bien chauffés, une salle de gym magnifique, un service médical performant, mais le vendredi après-midi, il n'y a plus personne.» Un constat qui l'a amené à tirer quelques conclusions. Sur elle-même : «Mon cerveau est français mais mon cœur est serbe», manière de dire que les sportifs hexagonaux ont perdu cette indépendance et cette sauvagerie qui font le champion. Et sur ce qui lui faut : pas d'entraîneur attitré et une cellule de quatre personnes - agent, préparateur physique, kiné et médecin - qu'elle salarie elle-même, rédigeant et signant les fiches de paye. Comme d'autres (Gaël Monfils, Richard Gasquet…) qui, cependant, n'ont pas coupé les ponts aussi nettement avec le système fédéral.
Messe
Voilà l'originalité de la démarche de Mladenovic. Elle lui confère une liberté de ton incomparable : au lendemain du «textilegate» (le double français s'était présenté sur le court avec des tenues dépareillées, risquant la disqualification) de Rio, la joueuse avait jugé sur Twitter la fédération «incompétente». En mai, elle a accusé Caroline Garcia d'ingratitude (envers la fédération) et de couardise (envers elle-même) après que son ex-partenaire de double a refusé de jouer la Fed Cup.
Bientôt, ce sera autre chose. Mladenovic ne se donne pas d’autre choix que de gagner : son excentricité deviendra alors une manière de vérité universelle, la messe en ré majeur. Curieux de constater combien quelques points de plus ou moins peuvent changer les perspectives.