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Portrait

Tennis: Gaël Monfils, c’est la pagaille…

Quel visage présentera samedi, face à Richard Gasquet en 16e de finale à Roland-Garros, le plus intrigant et populaire des joueurs français ? Celui du pur talent sûr de son jeu ou du tourmenté qui compense ses doutes par le show ?
Gaël Monfils, mardi contre l’Allemand Dustin Brown. (Photo Benoît Tessier. Reuters)
publié le 2 juin 2017 à 20h36

Mai 2005 : Gaël Monfils, 18 ans, est à la veille de son premier Roland-Garros et son équipementier fête l’événement dans un show-room du Marais à Paris. Verrière transparente séparant les présents d’une végétation amazonienne, lumière douce et le joueur qui débarque encapuchonné comme un chevalier jedi dans un sweat-shirt siglé du numéro de maillot du basketteur américain Carmelo Anthony, avant de s’asseoir sur un siège de bar. Il suffira que Monfils prenne la parole pour que le joueur s’écroule avec l’édifice : toute petite voix, regards paniqués vers l’assistance, incapacité à aligner trois phrases - Monfils fait son âge. Une semaine plus tard, le Parisien de naissance fera une entrée pharaonesque sur le court Suzanne-Lenglen (même tête encapuchonnée comme un boxeur rentrant sur un ring, musique techno) avant d’exploser (3-6, 1-6, 0-6) contre Guillermo Canas, un Argentin grandi dans la misère qui tombera dans la foulée pour un contrôle positif à un produit masquant.

Oncles, cousins, tantes

Monfils dispute ce samedi un 16e de finale face à son compatriote Richard Gasquet et on n'a jamais oublié cette image originelle : un type vaguement absent perdu dans un monde trop grand pour lui. Pour le reste, compliqué d'en faire le tour. Monfils parle rarement et quand il le fait, il dit ce qu'il veut. A Roland-Garros, on l'a vu à l'écoute de ses sensations : «Le seul danger, mon danger principal, c'est une rechute de mon corps», le joueur étant en délicatesse avec une cheville depuis deux bons mois. En extrayant la racine carrée des deux (brèves) apparitions du 16e mondial devant les micros, il ne reste que cela, un sentiment d'insécurité confinant au mantra dans un océan d'approximations et de défausses.

Qui est Gaël Monfils ? Porte d'Auteuil, le joueur est un objet de fascination people de premier ordre, le Panama Al Brown des années 2000 (1). Jean Cocteau n'étant plus de ce monde, son box est occupé par Matt Pokora, le comédien François Xavier-Demaison, la miss univers nordiste Iris Mittenaere, l'autoproclamée «reine du shopping» Cristina Cordula et on en passe, sans compter un contingent d'oncles, de cousins, de tantes. Donnant l'impression d'avoir rien moins que Rihanna - «pas là, je suis busy», lâché à un confrère - sur les bras, la fille qui s'occupe de son planning explique en baver pour satisfaire les centaines de demandes, répartissant les VIP d'un match à l'autre - la famille est tout le temps là. «Honnêtement, ce n'est pas facile pour elle, expliquait Monfils jeudi. Il y a beaucoup de monde, pas mal d'amis, beaucoup de famille, beaucoup plus de famille que d'amis d'ailleurs. C'est ce qui est dur à gérer, sachant que chacun a ses priorités. Ma famille est importante, je le dis à chaque fois que je joue Roland-Garros. Ce sont eux qui, en premier, me donnent vraiment l'énergie et ensuite, cette énergie vient du public.»

Curieuse symbiose que celle d’un champion invisible médiatiquement et donnant l’impression d’être comme étranger à lui-même… mais symbiose quand même : en l’absence de Roger Federer, pas un joueur n’a la moitié de l’impact du Français sur ceux qui viennent voir les matchs. Le charisme ne s’explique pas, ne se justifie pas non plus. Tout au plus peut-on remarquer le style expressionniste du joueur, ramant tant et plus cinq mètres derrière la ligne de fond et dépliant ses interminables segments pour ramener toutes les balles dans le court, au mépris d’une doxa fédérale qui a expliqué à des bataillons de joueurs qu’il faut jouer en avançant et prendre l’initiative dans l’échange.

Pour le reste, Monfils donne l'impression d'être ailleurs. La joueuse Alizée Cornet, qui fut en couple avec lui il y a quelques années, a un jour eu cette phrase : «Pendant quelques semaines, vous êtes sa copine et ensuite, vous êtes plutôt sa mère.» On prête beaucoup de choses à Monfils, à commencer par une générosité dans le don de soi et une propension à s'appuyer sur les autres pouvant laisser penser qu'il est facile à cornaquer. A l'arrivée, tout le monde ou presque tombe de haut, de l'entraîneur australien bodybuildé Roger Rasheed à Patrick Chamagne, en passant par Jan de Witt et, bien sûr, Yannick Noah, son capitaine en Coupe Davis depuis 2015.

Noah est revenu là-dessus dans l'Equipe en mars. On mesure le savoir-faire médiatique incomparable de l'ancien vainqueur de Roland-Garros, ce qui impose d'en prendre et d'en laisser. Mais on garde celle-là : «Quand j'ai pris mes fonctions, j'étais certain que Gaël serait mon homme de base. Absolument certain ! Comme quoi…» Les faits : en amont de la demi-finale de l'équipe de France de Coupe Davis à Zadar (Croatie) en septembre, Monfils, qui reste sur une demi-finale surréaliste à l'US Open, se blesse à son hôtel «en descendant un escalier» et explique qu'il n'est pas en état de jouer, tout en exprimant sa volonté de rester pour encourager les copains. Excédé, Noah le met dans l'avion au nom «de l'état d'esprit de l'équipe» : «Je pense qu'il aurait pu jouer. Les mots sont les mots mais après, il faut délivrer. Ce n'est pas de la com. Ce qui compte, c'est de communiquer avec nous.»

Si l’on reprend la formulation exacte de l’ex-champion des mois plus tard, c’est parce qu’elle définit au plus près non seulement l’épisode croate, aussi mais la carrière et même la vie de Monfils à ce stade. Une gigantesque entreprise de défausse et d’esquive. Embrassant tous les aspects, depuis la vie personnelle du bonhomme en passant par son rapport aux acteurs du tennis - ses entraîneurs au premier chef -, jusqu’à son destin de joueur. Pas un témoin qui ne soit sorti complètement sonné de sa demi-finale de l’US Open contre un Djokovic dont tout le monde savait qu’il était à l’envers, le Serbe ne cachant pas grand-chose de son désarroi, portant la main sur un arbitre et passant de la colère à l’euphorie sur les courts. Monfils le savait aussi.

Salades

L’entraîneur du Français depuis 2015, Mike Tillström, le savait également. Et il a vu Monfils se saborder, surjouant la décontraction. Avant de se poser devant les micros : comprenez-moi les gars, il me bat tout le temps, il fallait bien que j’essaye quelque chose d’autre, par exemple faire semblant de jouer. Face à lui, les reporters étaient dans une position intenable, comme piégés : rendre compte d’un désarroi que l’on suppose mais dont personne ne sait rien ; respecter (ce qui est bien le moins) le fait qu’un joueur fasse ce qu’il veut de son talent quand bien même cela consisterait à le bananer avec plus ou moins de constance ; relayer une fois de plus les salades d’un type qui, si ça se trouve, en sait encore moins sur lui-même que ceux qui lui font face.

Partant, d’un mystère l’autre, on se demande bien qui le public de Roland-Garros croit applaudir. Ou quel est le type que les people qui garnissent son box croient connaître, à moins bien sûr que leur objectif consiste à se faire voir. Comme ça, on a l’impression vague que cette affaire se trame aux dépens du principal intéressé. Comme le coup du show-room. Et tout le reste, si ça se trouve.

(1) Boxeur panaméen coqueluche du tout-Paris, et prétendument l’amant de Cocteau, qui mourut dans la misère à New York en 1951.