«Etre prêt pour un décathlon, c'est impossible, assène Kevin Mayer. C'est une véritable mise à mort.» Aux Jeux olympiques de Rio, l'an dernier, il s'était confessé dans les couloirs du stade : quand le public le regardait sourire sur grand écran, il était en fait en train de se «chier» dessus (sic). C'était juste avant la dernière épreuve, le 1 500 mètres, qui lui laissait encore une chance de décrocher l'or. Mais Ashton Eaton avait été plus fort et Mayer avait dû se contenter de l'argent. Depuis, l'Américain, intouchable, a raccroché, ce qui met le Français tout en haut de la liste des favoris à sa succession. La réponse est attendue ce samedi soir, à l'issue du décathlon des Mondiaux d'athlétisme qu'il a attaqués tambour battant, vendredi.
Vitrine. Mayer : un athlète de 25 ans à la chevelure dorée, aux yeux bleus et à la silhouette parfaite, engagé dans une discipline méconnue mais respectée. On l'a croisé cet hiver, dans un hôtel chic, à l'aise dans son nouveau rôle de vitrine de l'athlétisme français. L'archétype du sportif moderne : un potentiel (vice-champion olympique en progression constante), une gueule et un talent pour se raconter, qui donne envie de prendre une licence, ou un pot avec lui. Ghani Yalouz, ex-directeur technique national de l'athlétisme et directeur de l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance (Insep) : «C'est le sportif intelligent qui manquait aux épreuves combinées.»
A priori, le Drômois, deuxième meilleur performeur en salle de tous les temps, est prêt. En juillet, au triathlon (un mini-déca) du meeting de Paris, il améliore ses performances au javelot et au 110 mètres haies, tout cela après avoir battu quatre de ses records personnels au Brésil (au 100 m, saut à la perche, 400 m, lancer du poids). Bertrand Valcin, son entraîneur depuis plus de neuf ans : «Une semaine avant Rio, plus d'un aurait été inquiet. Souvent, les dix jours précédant un grand championnat, il est ailleurs.» Mayer répond : «Pour être bon sur les pistes, les sautoirs ou dans les aires de lancer, j'ai besoin de moisir avant. J'aime ces moments de léthargie totale. Tu es dans un autre univers.»
Né d'un père éducateur sportif et d'une mère prof d'EPS, il développe un côté touche-à-tout, très vite. «J'ai grandi dans une grande maison avec un grand jardin. Je faisais des balades à vélo, je me baignais dans la Drôme, l'Ardèche, le Rhône… En sport, il n'y avait rien qui me plaisait. J'ai tout essayé : la natation, le handball, le tennis… J'adorais la compétition, je m'ennuyais à l'entraînement. Il fallait répéter la même chose tout le temps. Au décathlon, au moins, je pouvais travailler une épreuve différente chaque jour. J'ai trouvé la recherche de la perfection technique dans dix disciplines au lieu d'une seule ludique.»
Dans un entretien à l'Equipe Magazine, il dit : «Le décathlonien travaille neuf disciplines de plus que les autres. Eux progressent forcément beaucoup plus dans la leur. Pour nous, c'est une course contre la montre, on prend donc des raccourcis pour s'approcher de la maîtrise. Avec dix fois plus de chances de se blesser.» Et pique : «J'ai toujours trouvé les décathloniens bourrins. Puissants, mais sans technique. Ça se voit aux lancers, à la perche ou sur les haies. C'est clairement là que je les fume. Ma réflexion technique est plus poussée.»
Après avoir tout raflé chez les jeunes, successivement champion du monde cadets et juniors et champion d'Europe juniors, le natif d'Argenteuil (Val-d'Oise) s'est très peu raté chez les grands, hormis une 15e place aux Jeux de Londres. Une régularité qu'il tire, assure-t-il, d'un entraînement allégé : «Il faut savoir que peu importent les efforts que l'on fera à l'entraînement, ils ne seront jamais aussi intenses que pendant le décathlon. Pendant la compétition, il y aura toujours un moment de fatigue que l'on n'aura pas connu en préparation. Si on s'entraînait au point d'être prêt à faire un décathlon sans souffrir, on se blesserait sans arrêt. C'est impossible. Moi, je sais que je m'entraîne peut-être moins que les autres décathloniens. Cela peut expliquer pourquoi j'arrive à être en forme les jours de championnat.»
Une heure après la fin de son décathlon aux Jeux de Rio, Eaton, le roi, est passé derrière le Français alors en pleine interview :«[Le journaliste] est en train de me demander si je peux battre ton record du monde.» Eaton, hilare : «Dis oui !» Et il est parti en lui tapant l'épaule et en disant : «Merci de me pousser à être meilleur.»
Kevin Mayer est le second médaillé olympique de l’histoire de l’athlétisme français en décathlon, après Ignace Heinrich en 1948. Il a aussi explosé de plus de 250 points le record de France de Christian Plaziat, qui datait de 1990, avec 8 834 points. Plaziat, ex-champion d’Europe en 1990, qui posait peint en or sur un char romain avec une couronne de lauriers suspendue au-dessus de sa tête par une jeune fille en toge.
Pression. Le vice-champion olympique explique prendre l'interview comme un jeu. Et s'étonne à la télévision que les personnes qui l'arrêtent pour une photo ne prennent même plus la peine de dire «bonjour». Sur son image et sa nouvelle cote : «Je fais plus attention à ce que je dis. Mais j'en profite aussi pour faire passer les messages que je veux.» Au Brésil, le Français ne concourrait pas seulement pour une médaille : Nike, son sponsor, attendait sa performance pour lui proposer un nouveau contrat. A nos confrères de la Voix du Nord, il confie : «Ça m'a mis énormément de pression, je jouais ma vie à Rio. Si je n'avais pas fait de résultat, ma vie serait très différente aujourd'hui. Mais, du coup, ils ont fait ce qu'il fallait pour me reprendre après. Je pense être l'un des rares à avoir un contrat de huit ans avec Nike.»
Sur l'argent : «Après les Jeux, je devais faire le décathlon de Talence… J'en avais déjà fait deux dans l'année. Il me suffisait de faire 1 000 points de moins par rapport à ma performance aux Jeux et je gagnais 30 000 euros, ce qui constitue une somme pour un décathlonien. Mais quand j'ai commencé le décathlon, j'étais fatigué par les Jeux, j'étais au bout de ma vie et je ne prenais pas de plaisir, j'avais envie de chialer, limite. Je n'avais plus envie d'en faire et j'ai dit à mon coach : "Mais c'est quoi la motivation que j'ai là ?"» Ce jour-là, Kevin Mayer a renoncé, refusant de faire de la figuration. Même pour 30 000 euros.