Yohann Diniz a le sourire sur le parvis gris et triste de la gare de Soissons, dans l’Aisne. Sympa, il est venu nous chercher pour aller chez lui à Bucy-le-Long, village mitoyen. La voiture est branchée sur France Inter, sa radio préférée, allumée toute la journée, avec France Culture et FIP. Le sportif disserte sur les nouvelles matinales. Il en avait un peu assez de Cohen, attend de voir pour Demorand, et commente l’architecture locale, la grosse pierre de taille des maisons reconstruites après la Grande Guerre, le km 0 du chemin des Dames tout proche, les petits bois et les routes, où il marche, seul, pour s’entraîner, 200 à 230 km par semaine, sans oublier le vélo et la natation.
Ses deux enfants, 11 et 7 ans, dessinent dans la cuisine de sa maison coquette, et Naïa, sa chienne de 5 mois, joue dans le jardin où trônent un trampoline et un panier de basket. Sa femme, Céline, prof de français, ancienne sprinteuse rencontrée au club d'athlétisme de Reims, est partie faire une course. Ils viennent de rentrer d'une semaine en Bretagne, à Carnac, en famille, pour décompresser après son titre de champion du monde de 50 km marche à Londres, en août. Ainsi va Yohann Diniz. «Je sais que j'ai toujours eu l'air d'un hurluberlu mais j'ai une vie rangée», dit-il, pliant élégamment son 1,85 m dans un fauteuil brodé de roses noires tandis que sur la table basse du salon traînent Télérama, l'Obs et Elle. A 39 ans, aussi détenteur du record du monde du 50 km marche en 3 heures 32, l'affectif ayant toujours besoin d'être bien entouré pourrait arrêter définitivement au sommet de la gloire, après avoir écrasé la concurrence en terres britanniques. Là, il était parti vite et tôt, impulsif, «à la Diniz», et n'avait jamais été repris.
Personne ne lui en voudrait. Sauf lui-même. Il lui manque encore l'or olympique, et il pense déjà à Tokyo, dans trois ans, l'âge ne semblant plus avoir d'effet sur lui. A ses pieds, une paire de tongs aux couleurs des JO 2016, souvenir de ce jour à Rio où il n'a plus répondu. La marche athlétique est un sport terrible. Les participants donnent l'impression aux néophytes de dandiner des fesses comme des canards, et l'élimination pour une chaussure trop décollée ou une jambe pas suffisamment tendue n'est jamais loin. Tout comme la défaillance physique. A Rio, Diniz a eu des problèmes intestinaux, déféquant dans son short en mondovision, s'évanouissant, avant de terminer la course dans un état second à la 8e place, et d'être évacué à l'hôpital. Il raconte : «Un caillot de sang était bloqué dans l'intestin. Ça aurait pu arriver la veille ou le lendemain. Je me souviens pas de la fin, j'ai surtout eu peur de crever après, en allant à l'hôpital, le cœur était monté à 190. Ils n'arrivaient pas à me stabiliser.» Sa femme, Céline, de retour à la maison, ajoute : «J'étais devant la télé, j'ai dû dire aux enfants d'arrêter de regarder. J'appelais tout le monde, personne ne répondait. Je me disais qu'il était mort, qu'on n'osait pas me le dire.» «Il a un rapport avec la souffrance hors normes mais quand ça part en cacahuète, ça part en cacahuète, dit Gilles Rocca, son entraîneur à Reims. C'est une bombe avec plein de petits détonateurs et il faut les débrancher. On a beaucoup travaillé sur l'aspect sérénité depuis.»
En direct, les spectateurs ont d'abord ri de ses déboires. Ils ont célébré ensuite une abnégation digne du héros mythologique et marathonien Phidippidès, puis ont eu peur pour sa vie, fustigeant une organisation qui ne l'avait pas forcé à s'arrêter. Heureusement pour Diniz : «Si on ne m'avait pas laissé terminer, je ne sais pas dans quel état psychologique je serai aujourd'hui. Et certainement pas champion du monde. Je sortais de dépression, je revenais vraiment de bas. Chez moi, dans mes excès et mes survies, il n'y a jamais de juste milieu.» Il n'explique pas la cause de son mal-être profond, au point de ne plus arriver à se lever le matin, de vouloir en finir. «Je n'avais plus qu'une envie, c'était de disparaître. Rio m'a guéri, j'avais gagné un combat.» Ainsi est la vie de Diniz : les montagnes russes, depuis toujours. Une lutte absolue et permanente contre soi-même.
Enfant, il grandit à Epernay, dans la Marne, dans une ambiance difficile. Ses parents se sont rencontrés à 16 ans et se sont vite séparés. Le père est agent de maîtrise, la mère vendeuse dans une grande surface. Yohann est leur souffre-douleur. Le garçon trouve vite refuge chez ses grands-parents, portugais et communistes. S’ensuit l’internat et les premières conneries, la prise de drogues, des gardes à vue et la peur de sombrer, physiquement et psychologiquement. L’histoire est connue, il l’a toujours racontée et ne cherche à attirer aucune compassion, ni à faire du misérabilisme. Voilà, c’était comme ça. Le jeune homme, qui a passé un diplôme d’œnologie, se met au sport de haut niveau sur le tard. Pour éviter l’armée, il effectue son service civil au club d’athlétisme de Reims, s’occupe avec plaisir de jeunes dans les quartiers difficiles. Il remarque les marcheurs, sourit de leur style, mais se souvient aussi de ceux qui passaient devant ses fenêtres, petit, pour le Paris-Colmar, et des Soviétiques Perlov et Potashov, un Russe et un Biélorusse, passant ensemble la ligne en 1991 aux championnats du monde, bras dessus, bras dessous, courant sous le même maillot pour la dernière fois. Il est admiratif, essaye, obtient très vite des résultats. Un titre de champion d’Europe en 2006 lui ouvre les portes d’un CDI à la Poste, comme sportif de haut niveau détaché, et lui offre ses premiers sponsors. Il avait déjà Adidas et est aujourd’hui avec Michelin, Asics, les montres Fitbit.
Quand Yohann Diniz parle de sa passion pour la marche, de ses enfants qu'il pousse à pratiquer un instrument de musique pour qu'ils aient ce que lui n'avait pas, de son propre plaisir de lire, en ce moment le dernier prix Pulitzer, Underground Railroad de Colson Whitehead, de son engagement politique, à gauche très anti-FN après de jeunes années de militantisme à la LCR ou de ses votes Poutou au premier et Macron au second tour, le champion est apaisé, calme et volubile. On est presque surpris que son visage ne soit pas déstructuré par l'effort, comme on a l'habitude de le voir à la télé, où il semble tout droit sorti d'un tableau cubiste.
Il dit «marcher pour être heureux». Et on sait qu'on ne pourra jamais complètement être dans sa tête, sur la route, dans la fraîcheur du petit matin, au moment où il peut enfin penser à tout et à rien. Il énumère : «Tu te retrouves en sous-bois, il n'y a personne. J'ai les odeurs, mon souffle, mon pas sur le bitume, le vent dans les feuilles, les oiseaux… Ça permet de m'échapper, de me retrouver seul face aux éléments.» Ses yeux brillent : ça n'appartient qu'à lui.
1er janvier 1978 Naissance à Epernay. 2006 Premier de ses trois titres de champion d'Europe. 2015 Recordman du monde du 50 km. Août 2017 Champion du monde à Londres.