Tout le reste ne compte plus. L'Espagnol Alberto Contador, 34 ans, vainqueur du Tour de France en 2007 et 2009, a mis le dernier tour d'écrou à sa légende de grimpeur le plus populaire de son époque en s'imposant samedi, dans la 20e étape du Tour d'Espagne, à la veille de prendre sa retraite du peloton cycliste. La scène : l'Alto de l'Angliru, une crête brumeuse des Asturies, la pluie gluante et les pentes jusqu'à 23,5 % menaçant l'équilibre des coureurs, qui calent net ou dévissent de la roue arrière. Un cyclisme varappe. Détaché 17 secondes devant le Britannique Christopher Froome, qui a conforté son avance pour remporter le classement général dimanche, Contador gagne exactement là où il faut, comme il le faut. «C'était la dernière montagne de ma carrière, a-t-il commenté. J'ai souffert mais j'ai pu savourer. Il n'y a pas meilleure façon de dire au revoir.» Pas meilleur moyen d'abraser les échardes de son profil : un contrôle positif à un médicament vétérinaire et, pire, le soupçon qu'il ait utilisé un vélo à moteur, la fraude des fraudes dans le cyclisme.
21 juillet 2010. Alberto Contador, maillot jaune certain de sa force, envoie un texto surexcité à son futur employeur de l'équipe Saxo-Bank, le Danois Bjarne Riis : «Je crois que je suis capable de gagner le Giro, le Tour et la Vuelta la même année.» Il ponctue d'un smiley heureux la prophétie de cet exploit encore jamais atteint dans l'histoire du sport. Le même jour, il est contrôlé positif au clenbutérol. Ce qui lui vaudra une suspension de deux ans rétroactive en 2012 et la perte de ses victoires au Tour de France 2010 et au Tour d'Italie 2011. Sans cette sanction et sans l'interdiction faite à son équipe d'Astana de participer à la Grande Boucle en 2008, le «Pistolero» en serait certainement à dix succès sur les grands tours, et non pas sept. Mieux que Jacques Anquetil, autant que Bernard Hinault et à peine moins qu'Eddy Merckx.
Unanimisme Brûlant
Contador, qui comptabilise pour l'honneur ses titres effacés, s'en est très bien sorti : le Tribunal arbitral du sport l'a sanctionné tout en écartant l'hypothèse défendue par l'Union cycliste internationale et l'Agence mondiale antidopage selon laquelle le clenbutérol retrouvé dans son organisme proviendrait d'une poche de sang transfusée. Il avait déjà eu beaucoup de veine quand la justice espagnole l'avait blanchi dans l'opération Puerto, ce gigantesque frigo du dopage vidé en 2006. Il échappera une nouvelle fois au scandale en 2015, quand l'ancien cycliste Mario Cipollini et un adversaire anonyme toujours en activité balanceront aux journalistes son recours supposé à un moteur. Cette année-là, ses changements impromptus et inexplicables de matériel avaient interloqué. Les plus sceptiques ont remonté son palmarès jusqu'au Tour de France 2009 et sa performance au contre-la-montre d'Annecy, quand le grimpeur avait vaincu le pur rouleur Fabian Cancellara : était-ce déjà une affaire de «dopage mécanique» ? Soupçon pesant. Mais sans preuve. Et sans guère de conséquence. Si les spectateurs l'ont conspué en Vendée, dans les premiers jours du Tour 2011, Alberto Contador s'est fabriqué un bouclier anti-critiques. Voire un piédestal. Le journaliste Alasdair Fotheringham a observé chaque matin la police lui frayer un chemin à travers la foule sur le Tour d'Espagne : «Depuis dix-huit ans que je couvre le cyclisme, je n'ai jamais vu un engouement aussi puissant.» Il y a bien des mystères derrière cet unanimisme aussi tardif que brûlant. Malgré ses quinze ans de carrière, Contador n'a jamais dévoilé ses convictions profondes devant une caméra ou dans un livre, laissant une silhouette floue dans laquelle chacun verra ce qu'il a envie de voir.
Mi-grâce, mi-grimace
Ce qu'on sait : le coureur espagnol vient de Pinto, une cité-dortoir au sud de Madrid. Famille modeste, un grand frère qui lui sert d'agent et de conseiller, un autre, handicapé, qui est fixé à un fauteuil. Il fut le premier cycliste à toucher 3 millions d'euros de salaire annuel - Chris Froome est entre-temps grimpé à 6 millions - et il s'est établi en Suisse, mais il n'a jamais oublié les gamins pauvres de Pinto. Ses prédécesseurs sur les tablettes du Tour, Pedro Delgado et Miguel Indurain, incarnaient l'Espagne renaissante de l'après-Franco. Alberto Contador pourrait être l'une des dernières allégories clinquantes d'un pays cisaillé par la crise sociale et financière. «Il n'y a pas grand-chose à savoir sur la personne d'Alberto Contador, sinon qu'il n'a jamais changé dans sa vie de tous les jours et qu'il aime les choses sans complication, explique à Libération son confident et porte-parole Jacinto Vidarte. Les gens sentent qu'Alberto est comme eux et qu'il les comprend.» Le grimpeur de Pinto a cependant vaincu les drames, le propre du «héros». Il n'a pas seulement surmonté les affres du dopage mais une attaque cérébrale en 2004 qui lui a laissé des points de suture autour du crâne. Ou, un rien moins grave, la persécution sadique de Lance Armstrong qui s'est imposé comme son compagnon de route sur le Tour 2009 et a tenté de liguer son équipe contre lui. L'Américain, depuis la fenêtre de sa chambre, contemplait alors avec gourmandise la conférence de presse lors de l'étape de repos en Suisse, pourrie par les questions sur le dopage. Contador est repeint rebelle. A sa condition, à ses traîtres, à la gravité des montagnes dont il s'arrache par son style identifiable : c'est un coureur danseur. Les images vont rester.
Dans les cols, il étreint son vélo comme une partenaire par la taille, il sautille plus qu'il ne pédale, les bras bien raides sur le guidon, les hanches bloquées. Mi-grâce, mi-grimace. Parfois, on dirait un marcheur à la limite de courir. Dans ses grandes années, il grimpait en fermant la bouche. Depuis 2014, le pied s'est fait plus lourd, il tire un braquet plus gros et la violence de l'effort pose enfin une ombre sur son visage. S'il ne parvient plus à creuser les écarts, il en rajoute de plus belle dans sa grande spécialité : l'attaque. Sur le dernier Tour de France, où il se classe neuvième à presque neuf minutes de Froome, Contador a sorti des phrases testament, dignes des citations d'Oscar Wilde dans le métro parisien, de la fine ouvrage pour les gamins dans les écoles de cyclisme : «Je veux que les gens se souviennent de moi comme d'un coureur qui ose et qui était courageux», «ceux qui pensent que je vais renoncer ne me connaissent pas bien»…
Dernière décharge
Il a attaqué. Ou plutôt : il a créé des illusions d'attaques. A tous les coups, les commentateurs télé criaient dans le poste. Les fans, eux, revoyaient quelques secondes le champion à panache, capable de placer plus de vingt démarrages dans l'étape de Fuente Dé pour gagner le Tour d'Espagne il y a cinq ans. Bien sûr, cet été, les accélérations tenaient plutôt du pétard mouillé. Mais le public saluait en Contador un artiste généreux, l'opposé d'un Froome calculateur. Le duel entre le perdant magnifique et le vainqueur déprimant remonte au moins à Luis Ocaña contre Eddy Merckx. Contador n'a pas la folie noire de son aîné mais on lui en a fourgué les frusques. Son nom ricoche encore dans la montagne. Samedi, au sommet de l'Angliru, il a donné une dernière décharge à ses supporteurs. Grillé vif des cyclistes amateurs de haut niveau pourtant pas dupes des embrouilles, Vincent Cabanel, espoir à l'Occitane Cyclisme Formation, qui a séché ses larmes devant sa télé, ou Abdou-Raouf Akanga, le champion national du Togo qui se fait appeler «El Pistolero» en Afrique et qui devra, après une période de simili-deuil, se rabattre sur le Français Thibaut Pinot, «le dernier attaquant dans la montagne».
Michael Rasmussen, dopé repenti, qui rappelait jadis comment l'Espagnol se promenait aussi vite que lui dans les cols en 2007, s'incline lui aussi devant la splendeur finissante du «Pistolero» : «Si vous devez tirer votre dernière cartouche, faites comme ce gars.» Quinze années de vélo, de tourments, de zigzags oubliés. Un public retourné, au propre, comme une barque qui a chaviré. Mais Alberto Contador est sans doute un immense champion : en sport le peuple a toujours raison.