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Libération
Paris 2024

«Dans l’euphorie de la victoire, certaines villes ont pu déraper»

Pour l’économiste Alexandre Delaigue, le budget de Paris 2024 pourrait s’envoler à cause des délais et de la sécurité. Ce que conteste Etienne Thobois, directeur général du comité d’organisation.
Anne Hidalgo, maire de Paris, Valérie Pécresse, présidente de la région Ile-de-France, Denis Masseglia, président du CNOSF, Laura Flessel, ministre des Sports, mercredi à Lima. (Photo Fabrice Coffrini. AFP)
publié le 13 septembre 2017 à 19h36

Pour la première fois, l'organisaeur de Paris 2024 et un économiste critique ont accepté de se rencontrer. Les JO attribués à la France peuvent-ils éviter le dérapage budgétaire d'Athènes, Sydney, Pékin ou Rio ? La «pression» pousse souvent les villes hôtes à pulvériser les coûts prévisionnels, alerte Alexandre Delaigue (photo de gauche), professeur agrégé d'économie, «agitateur» pour Libération pendant la campagne présidentielle. De son côté, Etienne Thobois (à droite), ancien joueur de badminton et directeur général du comité d'organisation parisien, se dit «serein» quant à un projet «responsable» et financièrement bien étudié.

Selon vous, Alexandre Delaigue, les Jeux coûtent trois fois plus cher que prévu et rapportent trois fois moins qu’estimé…

Alexandre Delaigue : Ces chiffres concernent les Jeux d'été et correspondent à une moyenne sur une période couvrant une quarantaine d'années. Certes, Montréal, en 1976, a fait grimper la moyenne de façon significative : l'organisation avait coûté huit fois plus cher qu'attendu. Néanmoins, on dépassera encore en 2020 : Tokyo avait un budget prévisionnel de 5 milliards d'euros, et on s'achemine vers une facture à 17 milliards. C'est un constat : lorsque l'on fait une comparaison entre les études d'impact des Jeux a priori et a posteriori, il y a un décalage qui n'est jamais en faveur de la ville organisatrice.

Etienne Thobois : Si certaines éditions des JO ont dépassé leur budget prévisionnel, les études économiques entretiennent parfois la confusion. D'une part, elles ne prennent pas en compte l'inflation : sur un programme de sept ans, vous avez forcément une distorsion de la monnaie, un phénomène qui fut très préjudiciable à Montréal. D'autre part, les dérives ont souvent été le fait de la construction d'infrastructures. La candidature de Paris a un avantage indéniable, celui d'avoir pu intégrer la quasi-majorité des compétitions dans des sites qui existent déjà. En prévision des épreuves, seuls un site aquatique [proche du Stade de France, à Saint-Denis, ndlr] et une salle de 7 000 personnes seront construits. A titre de comparaison, Rio 2016 s'était lancé dans la construction de dix sites, Londres 2012 de huit, Pékin 2008 de seize.

Il y a aussi la construction du village olympique à Saint-Denis…

Etienne Thobois : Le site, qui abritera 17 000 athlètes, sera ensuite réaménagé : 2 200 logements, deux hôtels, des résidences étudiantes, qui correspondent à un besoin identifié sur le long terme. La conception même du village - qui s'élève à 1,5 milliard d'euros - a été pensée avec son format de réutilisation.

Alexandre Delaigue : Le cœur de la problématique des surcoûts réside dans le temps : construire des infrastructures en prévision de Jeux olympiques revient à le faire sous la pression d'un contexte strict, un report étant impossible. Vous avez de grandes chances de rencontrer des problèmes au moment des chantiers, ce qui implique de les régler coûte que coûte pour être prêts. Historiquement, les six mois précédant des Jeux correspondent au moment où des articles de presse tirent la sonnette d'alarme sur le retard pris dans les travaux. Avec le battage médiatique, les organisateurs lâchent alors du lest sur la contrainte budgétaire pour ne pas prendre le risque d'être en retard.

Etienne Thobois : Au regard des travaux qui ont lieu au quotidien sur une ville comme Paris, les chantiers des Jeux paraissent minuscules et les délais de sept ans largement suffisants pour construire le site aquatique et la salle de 7 000 places. Il est souvent question de coûts, mais on parle très peu de recettes. Il vaudrait mieux parler «d'investissements» plutôt que de «coûts». Les Jeux sont un accélérateur de projets qui profitent à tous les acteurs d'un territoire.

Est-ce que l’Etat et les collectivités récupéreront leur mise ou bien les bénéfices iront tous dans le secteur privé ?

Etienne Thobois : Chaque acteur a son intérêt en s'associant aux Jeux mais la répartition des bénéfices est très stricte, déjà décidée par le contrat de ville hôte : 60 % sont destinés à des projets de développement du sport en France, 20 % au Comité national olympique et sportif français et 20 % techniquement au Comité international olympique[les investisseurs privés, quant à eux, espèrent empocher des bénéfices à travers la revente immobilière du village olympique, ndlr].

Outre la construction des sites et du village, quels postes peuvent faire craindre des dérapages budgétaires ?

Alexandre Delaigue : La sécurité. En 2012, Londres a pâti du contexte géopolitique - des attentats avaient frappé la capitale britannique en 2005 - ce qui a occasionné un surcoût des dépenses dans ce secteur. 180 millions de livres avaient été planifiés, avant que le chiffre ne soit réévalué à 850 millions quelques années plus tard. Paris se trouve dans une situation similaire : il est impossible de prévoir le contexte sécuritaire de 2024.

Etienne Thobois : Malheureusement, depuis Munich 1972 [onze athlètes israéliens étaient morts lors d'une prise d'otages par un commando pro-Palestiniens], nous savons que les Jeux constituent une cible. En nous appuyant sur une connaissance très précise de nos sites, les conseils de la police et l'expérience de l'Euro 2016 qui s'est déroulé sous un niveau de menace déjà très élevé, nous avons prévu 186 millions d'euros pour le budget sécurité. Ce qui couvre le personnel qui interviendra sur les 35 sites, appuyé par la vidéosurveillance en activité sur le village olympique. Il est nécessaire de rappeler que Londres avait dû changer son dispositif car le prestataire principal s'était retiré à quelques semaines de l'échéance.

En somme, Paris 2024 échapperait à la «malédiction du vainqueur», théorie selon laquelle les villes qui raflent l’organisation surévaluent les bénéfices et sous-estiment les pertes ?

Etienne Thobois : Par le passé, certaines villes ont pu déraper, dans l'euphorie de la victoire. Mais le CIO est aujourd'hui conscient de sa responsabilité dans l'impact économique des Jeux sur les villes hôtes. La raréfaction des candidatures [les villes hésitent à se déclarer ou se retirent de la course à l'investiture par peur d'un gouffre financier] et le travail de certains observateurs qui analysent les chiffres en détail obligent les candidatures actuelles à être plus responsables. C'est un fait : il n'est plus acceptable aux yeux de l'opinion publique de construire des sanctuaires fabuleux pour une manifestation de soixante jours, et qui deviendraient un fardeau.

Alexandre Delaigue : Pendant longtemps, le CIO encourageait les villes en compétition à une surenchère dans la magnificence. Mais le contexte semble changer, en particulier grâce à la demande de transparence des citoyens. Sur ce plan, j'ai même l'impression que Paris 2024 pourrait marquer un tournant, à l'image de Los Angeles 1984. C'était la seule ville candidate, laquelle avait pu négocier des conditions financières avantageuses auprès du CIO - Los Angeles est d'ailleurs, dans l'ère moderne, la ville qui a enregistré le plus de bénéfices à la suite des Jeux. Ma crainte est qu'après 2028, on retombe dans un mécanisme de surenchère économique.

En 2028, Los Angeles va de nouveau négocier un coup de pouce financier du CIO (correspondant aux droits télé), en échange de son retrait de la course pour 2024. Le CIO va ainsi octroyer 100 millions de dotation de plus à Los Angeles qu’à Paris. Pourquoi ne pas avoir postulé pour les Jeux 2028 si l’opération était davantage rentable ?

Etienne Thobois : Notre mandat porte sur 2024 et notre budget s'appuie sur les savoir-faire technologiques qui seront disponibles en 2024. Au-delà, il y a trop d'inconnues. Nous aurions aussi échoué à figer, sur une période de onze ans, la zone sur laquelle nous envisageons de construire le village olympique. Pour ce qui est de la dotation du CIO, nous ne sommes pas lésés. Si Los Angeles bénéficie de 1,8 milliard de dollars contre 1,7 milliard pour Paris. Cela s'explique par une progression normale de la part des recettes télévisées : Londres avait perçu 1,2 milliard et Rio 1,5 milliard. Donc Paris dispose d'un bon deal.

Pourquoi avez-vous esquivé le référendum sur l’organisation des Jeux en France ?

Etienne Thobois : Pour deux raisons : ce n'est pas forcément le meilleur outil pour analyser une question complexe (parfois, l'électeur répond à une autre question que celle qui est posée, l'élection prenant une signification plus politicienne). Et nous avons déjà sondé l'opinion publique, avec la mise en place de 600 réunions sur le territoire, de conseils consultatifs et d'un suivi des sondages. Nous n'avions pas peur d'un rejet par les urnes : les sondages montrent une large adhésion de la population à Paris 2024.

Alexandre Delaigue : Je ne suis pas non plus favorable à un référendum sur le sujet, et l'exemple désastreux du vote sur le Brexit renforce ma conviction. Je préfère une situation où Paris 2024 doit gagner sa légitimité par l'explication, la pédagogie et la transparence.

Est-il possible que les Jeux fassent grimper les impôts ?

Etienne Thobois : Non, les montants considérés ramenés aux recettes fiscales des collectivités concernées sont très peu significatifs. La ville de Paris, par exemple, investit 45 millions en sept ans dans les Jeux sur un budget de 4 milliards d'euros annuels. L'investissement global de l'Etat [1 milliard] n'est pas de nature à mobiliser une fiscalité exceptionnelle.

Alexandre Delaigue : Placer les coûts au cœur de la réflexion représente une nouveauté dans l'histoire récente des Jeux et il faut en accepter l'augure. Quant à une hausse de la fiscalité : on verra… Les contribuables sont toujours les payeurs en dernier ressort, en cas de dérive financière. On ne pourra juger qu'a posteriori si la démarche de maîtrise des dépenses de Paris 2024 a fonctionné ou si la fameuse «malédiction» a encore frappé.

La Seine-saint-Denis gagnante a priori

Ecoquartiers, infrastructures nouvelles, dépollution… En obtenant mercredi les JO 2024, Paris offre à la Seine-Saint-Denis l’occasion de transformer le rendez-vous sportif en «accélérateur» de son renouvellement urbain. Le «9-3» accueillera l’athlétisme, la natation, le water-polo, le tir, le volley-ball et le badminton, les cérémonies d’ouverture et de clôture au Stade de France. Des équipements majeurs y seront construits : village olympique, village des médias, piscine. L’argument était forgé pour plaire à un CIO attaché à ce que les JO laissent un «héritage» au-delà de la compétition et répondent aux besoins du territoire, après les critiques contre les Jeux d’Athènes, Sotchi ou Rio.