Tony Yoka avait presque fini d’assommer son adversaire dès la première reprise, le Belge Ali Baghouz ayant posé un genou à terre et craché son protège-dents. Il l’a terminé au deuxième round, définitivement. Puis le médaillé d’or français du tournoi olympique de Rio a levé les bras et prononcé dans la foulée le discours de circonstance avant de filer ; merci, c’était mieux que la dernière fois, super, salut. Voilà. C’est tout. Son troisième combat professionnel, monté en événement sportif majeur par Canal +, se raconte comme on écrirait «demain, il fera jour» à la craie sur un tableau : une évidence. Qui s’est vraiment inquiété pour lui samedi dans le public de la Seine musicale à Boulogne-Billancourt ?
Baghouz : un Belge disparu des rings environ trois ans, videur de métier et en formation pour devenir éducateur. Revenu en compétition il y a quelques semaines pour un combat au Royaume-Uni perdu au bout d'une poignée de secondes par KO. Il nous a raconté les coulisses : un fast-food englouti dans une zone industrielle la veille de mettre les gants, après un voyage compliqué. Et, le jour J, un repas équilibré (du riz, des pâtes) qui aurait néanmoins lacéré son bide et ceux de son staff, qui soupçonne un empoisonnement avec toutes les précautions, mais aussi tout le fatalisme du monde : «La boxe, c'est comme ça.» Dixit son manager, rencontré il y a une quinzaine de jours en périphérie de Bruxelles, dans sa salle «à l'américaine» (sic). Une petite porte pour entrer, un sac de frappe suspendu à la bâtisse : «T'as vu ? Il n'y a pas de photo de mon boxeur ici. Parce que depuis qu'on travaille ensemble, il n'a rien gagné. Mais la réalité est qu'on ne pète pas dans la soie. On est des ouvriers de la boxe… Ici, les gens pensent qu'Ali va prendre des millions. On ne dit rien, on les laisse rêver. Il faut rêver.» Une semaine plus tard, au téléphone : «Il y a de la nervosité : mon boxeur est conscient qu'on ne lui donne pas assez d'argent au regard de l'enjeu.» 8 000 euros.
Des pains à la friterie
Et Yoka ? Une belle promesse pour laquelle Canal + a casqué une dizaine de millions d'euros sur quatre ans, dans l'espoir que l'Yvelinois de 25 ans devienne la superstar des poids lourds, la catégorie reine. Du coup, des caméras le suivent pour séquencer la Conquête - l'intitulé du feuilleton. Depuis des mois, il s'entraîne dans une salle américaine, sans les guillemets, c'est-à-dire aux Etats-Unis, avec Virgil Hunter, l'un des coachs les plus cotés du milieu, et un staff élargi, qui commence par un préposé aux bandages. On fabrique une fusée.
Une fois descendu du ring, Yoka a rappelé qu’il savait frapper fort. Qu’il avait un physique de golgoth et du talent. Qu’à trop se concentrer sur la manière, il en avait oublié l’agressivité. Mais un champion se justifie-t-il ? Non. Enfin si : s’il doute. Mais de quoi ? Pourquoi ? Les carrières professionnelles commencent en douceur, même pour les espoirs les plus rentables. L’ambitieux talentueux se fait les dents sur des combattants modestes, le temps d’enquiller le jet-lag : si le monde amateur consacre les touches supersoniques, celui des pros préfère les pains lourds comme des briques et l’usure des rounds. Il faut asseoir un style et des certitudes. Ce sont les à-côtés qui fabriquent les malentendus les plus tordus.
A commencer par la com, qui arrive parfois à faire passer le sport et tous les sacrifices qui lui sont inhérents au second plan. En juin, le Français entame sa Conquête face à Travis Clark, un métallo américain tatoué comme un rouleau de papier peint, qui s'est couché au second round comme on tomberait dans son pieu après deux nuits blanches d'affilée. Le dispositif autour du combat (les vidéos, les photos, la mise en scène) fut tellement élaboré qu'il a achevé de brouiller la simplicité de l'enjeu, soit un début de parcours. Décalage complet.
Eté 2016 : Yoka revient du Brésil avec une médaille d’or autour du cou. Estelle Mossely, sa compagne, a aussi été sacrée à Rio. La boxe française se serait trouvé une tronche : belle gueule, intelligente. Il est alors comparé à Teddy Riner, donc envisagé comme étant de la trempe de ceux qui transcendent leur discipline, qu’on invite à toutes les tables et qu’on ne critique pas sans y avoir au moins réfléchi à dix fois. De son côté, il formule publiquement son désir de se mesurer à terme à Anthony Joshua, le patron de la catégorie.
Décembre 2017 : Yoka est décrit ici et là par des acteurs du milieu comme s'il sortait d'une télé-réalité, avec les travers de ce type de personnage, dont le boulard. Jean-Marc Mormeck, ex-champion des lourds légers, d'ordinaire très mesuré, dans le Parisien : «Pour l'instant, Yoka, c'est juste du marketing. J'espère qu'il réussira, mais il n'est encore personne. Chez les pros, il n'est même pas le champion de son canton.» L'une de ses connaissances : «Le plus triste est que ça crée quelque chose autour de lui qui ne correspond pas à ce qu'il est. Cette communication pompe son capital sympathie et fait oublier l'essentiel : c'est un passionné, très jeune encore, qui travaille et gagne depuis une dizaine d'années.» Nationalement et mondialement : dès 2015, il est sacré champion du monde chez les amateurs à Doha.
Revenons à Ali Baghouz : un boxeur de 29 ans moins bien classé que l'Américain Jonathan Rice, l'adversaire le plus coriace de Yoka jusque-là, battu aux points en six reprises en octobre. Le Belge a un surnom : le sultan. Une femme instit, deux enfants et une petite maison dont il est proprio. «Je ne sais pas pourquoi on m'appelle "le sultan". J'aurais opté pour Street Fighter. Plus jeune, j'ai dû me battre plus de 300 fois dans la rue. Je viens d'un quartier ouvrier de Mons, tu sais, les petites maisons de corons.» La baston sans gants l'a conduit au tribunal. Dans une friterie, il envoie un type (qui l'aurait agressé) dans le coma à coups de pains. «On dit que c'est parce que je n'arrivais pas à me faire de l'argent que j'ai arrêté la boxe. C'est faux : je n'ai pas fait de prison, mais je ne pouvais pas m'entraîner sereinement. Il fallait en terminer avec ça et laver ma réputation.» Son manager conteste les déclarations qu'on lui a prêtées en novembre dans les médias. «Je n'ai jamais dit que mon boxeur allait battre Yoka. En tout cas, pas comme ça. J'ai l'impression que tout a été fait pour faire paraître Ali plus fort qu'il ne l'est. J'ai laissé faire.» Puis : «Il y a une machine marketing autour de ce combat. Mon travail est de l'exploiter. Qu'est-ce qu'on a à perdre ? Et c'est quoi promouvoir un boxeur ? Passer sur Canal + par exemple. Combien de boxeurs belges peuvent se targuer de ça ?» Dans l'euphorie des confessions, il nous a montré un email de promoteur. Celui-ci voulait retirer 400 euros de la bourse de l'un de ses poulains, qui s'est totalement foiré du début à la fin. «Il a fini par être réglo et par verser les 2 000 euros, comme prévu. Mais j'ai viré le garçon. Il ne pensait qu'à l'argent, ce qui influait sur son comportement. Et puis, il ne parlait que flamand.» Selon l'Equipe, Yoka a touché 250 000 euros pour envoyer le sultan au tapis.
Esthète parmi les brutes
Yoka et Baghouz se sont donné l'accolade dès lors que le second avait retrouvé ses esprits. Comme des gosses. Avant eux ce soir-là à Boulogne-Billancourt, Souleymane Cissokho, capitaine de l'équipe de France à Rio, avait torturé le vaillant champion d'Espagne Jose Manuel Clavero jusqu'au septième round, où l'arbitre a mis fin au déluge. Leçon pugilistique et méritocratie. Dans l'ombre de feu Alexis Vastine (mort en 2015), constamment blessé, qualifié à l'arrache aux Jeux de Rio, médaillé de bronze, voilà Cissokho désormais reconnu comme un esthète en progression constante parmi les brutes. En silence, au chaud et au second plan. Nordine Oubaali, lui, a envoyé Mark Anthony Geraldo dans le cosmos. Uppercut. Il a fallu réveiller le Philippin. Leçon pugilistique et injustice : le Français, inarrêtable chez les pros, a clamé à l'AFP son incompréhension quelques jours avant le combat et dénoncé le lobbying. «C'est très simple, tous ceux qui sont classés devant moi ne veulent pas prendre le risque de m'affronter.» Alors, il fait passer le temps en attendant une finale pour la ceinture de champion du monde. Sacerdoce et impatience. La boxe reste noble tant qu'on se tient loin des coulisses.
Tony Yoka a annoncé une demi-douzaine de combats pour 2018. En France, mais aussi aux Etats-Unis, où il ne sera pas tête d'affiche : «Ça va changer au niveau de la pression. Je ne serai pas le combat vedette. J'ai envie de m'exporter à l'international.» La conquête différemment. Ali Baghouz, lui, a disparu comme un fantôme à la Seine musicale. Comme prévu. Il se décrivait déjà comme quasi anonyme en Belgique, où la boxe reste globalement confidentielle : «J'ai énormément de mal à trouver des gens pour combattre contre moi en Belgique. Pour en faire un métier, c'est compliqué. Alors, je n'ai pas le choix. Je dois voyager.»