L'image a choqué. Dimanche, à l'U Arena de Nanterre, quinzième journée de Top 14. Le Racing 92 affronte Clermont-Ferrand. A la 56e minute de jeu, l'ailier francilien Virimi Vakatawa transperce la défense auvergnate. Alors qu'il est en passe de franchir la ligne des 22, le jeune ailier clermontois Samuel Ezeala, qui dispute son premier match dans l'élite à 18 ans, tente de le stopper. Mauvaise idée. Vakatawa le percute les deux coudes en avant et Ezeala est repoussé, sa tête heurtant violemment le sol. L'arbitre arrête immédiatement le jeu et fait appel aux soigneurs. Le Clermontois reste inconscient une minute ; les urgentistes, munis d'électrodes et perfusions, sont prêts à l'intuber. Des bâches blanches sont tendues autour de la zone d'intervention. Heureusement, l'ailier reprend connaissance. Il est évacué sur civière en direction de l'hôpital. Ezeala est le dernier d'une trop longue liste de joueurs victimes d'une commotion cérébrale. Un mal de plus en plus présent dans le rugby et qui inquiète l'ensemble des acteurs : dans le Top 14, de 19 sorties définitives pour commotion lors de la saison 2012-2013, on est passé à 63 la saison dernière.
Une commotion cérébrale, c'est l'altération des fonctions neurologiques consécutive à un choc. «Tout disparaît, on n'a plus de son, plus de lumière», décrit Robins Tchale-Watchou, ancien joueur de Perpignan et Montpellier notamment, et président de Provale, le syndicat des joueurs de rugby professionnels. «On a l'impression d'un grand ralentissement autour de soi, mais on ne ressent pas vraiment de douleur sur le moment», complète l'ex-deuxième ligne de Clermont Jamie Cudmore. «Après chaque commotion, il y a un syndrome post-commotionnel qui, selon sa gravité, peut durer de quelques minutes, à quelques jours, voire quelques semaines : maux de tête, fatigue, trouble de l'équilibre, du sommeil, du caractère…» explique Jean-François Chermann, neurologue spécialiste des commotions chez les sportifs.
Pour protéger les joueurs, le World Rugby, l'organisme international en charge du rugby à XV et à VII, a mis en place, en 2012, le protocole commotion. Le dispositif oblige un joueur dont on soupçonne qu'il en a été victime à sortir du terrain cinq minutes (dix minutes depuis cette année) pour une évaluation neurologique. Il répond à une série de questions et réalise un test d'équilibre. Si tous les voyants sont au vert, il peut retourner sur le terrain, si non, direction le vestiaire. Mais le protocole n'est pas infaillible, loin de là. «Ce ne sont pas les commotions les plus spectaculaires qui sont les plus dangereuses. Ce qui est dangereux, ce sont les commotionnés qui reviennent quelques minutes après, en raison d'une mauvaise évaluation. Or, il y a un haut risque de morbidité, surtout pour les moins de 21 ans, en cas de syndrome du second impact. Le protocole a tendance à "boxiser" le rugby. Désormais, la commotion fait pratiquement partie du jeu», regrette Jean-François Chermann.
Infographie BiG.
Séquelles
D'autant que les clubs ne jouent pas toujours le jeu. Jamie Cudmore peut en témoigner. Le 18 avril 2015, il défend les couleurs de Clermont en demi-finale de coupe d'Europe. Après un choc avec le numéro 8 adverse, Billy Vunipola, il sort sur saignement. «J'ai fait les tests et, dans un premier temps, le médecin me dit que c'était fini pour aujourd'hui, que je ne retournerai pas sur le terrain. Mais comme un deuxième ligne de l'équipe n'allait pas bien, on m'a fait rentrer», révèle-t-il. Rebelote deux semaines plus tard, en finale, où il sort à deux reprises : «A chaque fois, les tests étaient réussis, j'ai repris le jeu. Malgré des vomissements après ma deuxième sortie.» Pour alerter l'opinion, le joueur canadien a assigné en référé l'ASM, une première pour un rugbyman en France, pour déterminer si le club auvergnat a commis une faute dans la gestion de ses commotions. Il a été reçu mercredi par un expert médical pour livrer sa version des faits. La décision de justice est attendue d'ici un mois et pourrait faire date.
Aujourd'hui, deux ans et demi après les faits, Jamie Cudmore affirme en ressentir encore les contrecoups : «J'ai des pertes de concentration. Quand je suis coupé dans une phrase, j'ai du mal à en reprendre le fil. J'ai aussi des maux de tête parfois. Quand je suis fatigué, je ne sais pas si c'est à cause de ça ou pas.» Si les effets d'une commotion cérébrale à court terme sont clairement établis, les conséquences à long terme sont plus floues. «Pour la boxe, les scientifiques estiment qu'il y a bien des conséquences à long terme. On pense qu'elles existent pour tous les autres sports d'impact. C'est le grand débat actuellement. A partir de combien de commotions le cerveau peut-il développer une encéphalopathie traumatique chronique (une maladie dégénérative, aux répercussions physiques et mentales, qui peut conduire à la démence) ? Pourquoi certains la développent et d'autres non ? Le problème est qu'on n'a pas d'examen complémentaire évident qui permet d'identifier des séquelles cérébrales, avant l'examen post-mortem», précise Jean-François Chermann.
Carton bleu
Le nombre de commotions augmente dans le rugby. Parce qu'elles sont mieux diagnostiquées, c'est vrai, mais aussi parce que les gabarits changent. Les joueurs sont plus puissants et rapides. «Et le rythme et les cadences sont beaucoup plus élevés. Le calendrier est trop chargé», ajoute Robins Tchale-Watchou. Et dans le rugby professionnel, la pression du résultat peut se révéler énorme. «Je dis toujours qu'aucun entraîneur ne met volontairement en danger un joueur. Mais la pression du système existe : le joueur veut jouer et l'entraîneur veut gagner», reconnaît le président de Provale. «Je comprends les pressions qui pèsent sur tout le monde, mais quand vous êtes médecin, le plus important ce n'est pas le match, c'est le patient», complète Jamie Cudmore.
Des pistes pour améliorer la prise en charge et la prévention des commotions existent. Depuis septembre, la Fédération française de rugby (FFR) a mis en place le carton bleu, qui peut être utilisé par l'arbitre pour sortir définitivement un joueur, s'il constate un symptôme qui se rapproche d'une commotion cérébrale. «Par la suite, le joueur voit sa licence suspendue pour le week-end d'après. Il est obligé d'observer un temps de repos suffisant et ne peut reprendre la compétition que la semaine suivante, après déblocage de sa licence par l'envoi d'un certificat médical de non-contre-indication et de récupération à la Fédération», développe Thierry Hermerel, président du comité médical de la FFR. Une initiative que salue Jean-François Chermann : «Il faudrait faire la même chose avec les professionnels, que les arbitres prennent leurs responsabilités. Il faut sortir le joueur dès qu'il y a suspicion de commotion, point.» Le dispositif ne concerne en effet que la Fédérale 1 et le Top 8 féminin. Son extension au monde pro n'est pas à l'ordre du jour. «Le Top 14 a sa propre surveillance avec le protocole commotion. Le système carton bleu a été pensé dans une configuration de rareté médicale. Il nous permet de nous passer de staffs médicaux tout en ayant une très bonne protection du joueur. Si extension il y a, ce sera à d'autres poules fédérales», assure Thierry Hermerel.
Mais beaucoup plaident pour que le problème soit traité en amont. En privilégiant un rugby d'évitement à celui d'affrontement, très - trop ? - présent aujourd'hui en Top 14. «L'approche du jeu est importante. Il faut former les jeunes à jouer de façon intelligente, en utilisant les atouts techniques et tactiques plutôt que le physique et le corps-à-corps», souligne Robins Tchale-Watchou. Jamie Cudmore, devenu entraîneur des avants à Oyonnax, (poste qu'il vient de quitter) est très vigilant et plaide pour l'éducation : «Je veille à ce que mes joueurs aient toujours un protège-dents, qu'ils renforcent leurs cervicales et qu'ils apprennent à bien plaquer. Mais même avec toutes ces précautions, on ne peut pas prévenir à 100 % la commotion.»
Alors, faut-il aller jusqu’à changer les règles pour protéger les joueurs ? Jamie Cudmore se dit favorable à l’élargissement du banc des remplaçants, par exemple. Selon lui, les entraîneurs seraient moins tentés de prendre le risque de faire jouer un joueur blessé. D’autres au contraire pensent qu’en limitant les remplacements, les joueurs ne seront plus préparés à jouer 50 minutes à fond, mais 80. Ils seraient par conséquent contraints de se ménager pour tenir tout le match, d’être plus légers, plus endurants et moins physiques. Réduisant ainsi la violence des chocs.
«Pas prêts»
Par ailleurs, faut-il augmenter la limite d'âge minimum, actuellement fixée à 18 ans, pour participer à un match de Top 14, comme cela a pu être suggéré après l'incident de dimanche ? Difficile de trancher la question. «Personnellement, à 18 ans, j'avais déjà le physique pour rivaliser avec les pros. Mais il est vrai que tous les joueurs ne sont pas totalement prêts physiquement à cet âge là»,dit Jamie Cudmore. Quelles que soient les dispositions prises, les commotions ne disparaîtront pas. Cudmore : «Le rugby, ça reste un sport de combat.»