Menu
Libération
Interview

JO en Corée : «La realpolitik pèse plus lourd que la diplomatie du CIO»

Pour l’historien du sport Patrick Clastres, la venue des athlètes nord-coréens aux Jeux olympiques de Pyeongchang n’apaisera pas le conflit avec le Sud.
Un acteur lors du passage de la flamme olympique à Séoul, samedi. (Photo Jung Yeon-je. AFP)
publié le 14 janvier 2018 à 19h46

La volonté annoncée de la Corée du Nord, il y a dix jours, de participer aux Jeux olympiques d’hiver organisés par la Corée du Sud du 9 au 25 février a surpris son monde. Alors que Kim Jong-un multiplie les provocations depuis quelques mois, l’annonce suscite bien des interrogations : manœuvre diplomatique visant à atténuer les sanctions internationales ou vraie main tendue ? Vendredi, le Sud a en tout cas proposé au Nord de faire défiler ensemble leurs délégations lors du tour de terrain cérémoniel, et d’aligner une équipe de hockey féminine commune. Derrière cette intrigue géopolitique, une énigme : la capacité du sport à réellement pacifier - ou du moins dégeler - des tensions. Historien du sport et professeur à l’université de Lausanne, Patrick Clastres revient sur les liens complexes entre l’olympisme et la politique internationale, à moins d’un mois de l’échéance.

La participation du Nord aux JO de Pyeongchang peut-elle constituer un tournant dans les relations entre les deux Corées ?

En ce qui concerne les deux Corées, on a eu des défilés communs à Sydney (2000), à Athènes (2004) et à Turin (2006), lors des cérémonies d’ouverture. On ne peut pas dire pour autant qu’ils ont débouché sur l’activation d’un processus de paix. Au contraire, les tensions continuent. Ce ne sont jamais que des signaux diplomatiques envoyés par les Etats. Ici, c’est la Corée du Nord qui souffle le chaud et le froid. D’un côté, elle réalise des essais nucléaires ; de l’autre, elle accepte d’envoyer une délégation. Kim Jong-un se sert de l’événement olympique pour délivrer un message à la communauté internationale.

L’expression «trêve olympique» est-elle galvaudée ?

C’est un mythe fabriqué par le CIO pour se légitimer dans l’histoire internationale. C’est une création des années 90 reprise par l’ONU, qui, depuis les années 2000, déclare une «trêve olympique» et relaie cette idéologie aux nations. Néanmoins, le CIO, avec les Jeux, a une capacité à mettre entre parenthèses la marche du monde pendant deux semaines. Mais ça n’a pas d’impact à plus longue durée, puisque les Etats restent maîtres du jeu.

Y a-t-il eu d’autres exemples de rapprochement entre des pays divisés ?

On peut prendre le cas des deux Allemagnes. La RFA et la RDA ont eu une équipe commune en 1956 (Melbourne), 1960 (Rome) et 1964 (Tokyo). C’était une volonté du CIO, rendue possible par le fait qu’il a d’abord reconnu le comité olympique de l’Allemagne de l’Ouest. La création du Comité national olympique de RFA date de 1949 et le CIO l’a reconnu l’année d’après. La RDA a créé le sien en 1951, mais le CIO ne l’a reconnu qu’en 1965. Ce qui veut dire que si les athlètes est-allemands voulaient participer aux Jeux, ils ne pouvaient le faire que dans le cadre d’une équipe commune, largement pilotée par l’Allemagne de l’Ouest. Pour rendre acceptable ce passage sous la coupe de la RFA, on a utilisé un drapeau et un hymne communs, qui ne sont ni ceux de la RFA ni ceux de la RDA. Si les deux équipes sont séparées en 1968 à Mexico et Grenoble, elles conservent le drapeau et l’hymne communs. Elles ne seront véritablement indépendantes qu’aux Jeux de Munich, en 1972. A travers cet exemple, on voit bien que l’influence diplomatique du CIO arrive à faire bouger les nations, mais elle est quand même limitée. Finalement, les Etats l’emportent.

Les boycotts sont nombreux dans l’histoire de l’olympisme. Les JO ne sont-ils pas également un terrain où les pays affichent leurs divisions ?

Il y a des boycotts depuis l’origine des Jeux. La Turquie a boycotté ceux d’Athènes en 1896. On a en tête les différents boycotts lors des Jeux de Moscou (1980) et de Los Angeles (1984), mais on oublie ceux des pays africains pour protester contre la présence de l’Afrique du Sud dans le mouvement olympique, notamment à Montréal (1976). Les boycotts sont la preuve que la realpolitik pèse plus lourd que la diplomatie du CIO. Mais en ce moment, on est plutôt dans une période de reflux des boycotts.

Ces divisions peuvent-elles être mises en scène lors de la compétition ?

On a des compétitions qui donnent lieu à des sortes d’escarmouches, qui sont des formes très euphémisées de l’affrontement. Par exemple les rencontres entre les Etats-Unis et l’URSS en hockey sur glace ou en basket-ball, comme la finale de Munich 1972, qui sont des épisodes de la guerre froide, laquelle n’est jamais qu’une guerre symbolique. Le sport a offert un espace où l’affrontement a été direct entre les Etats-Unis et l’URSS. Actuellement, les athlètes israéliens sont boycottés par des athlètes de pays musulmans (1).

Le CIO envoie-t-il d’autres messages politiques ?

Il a été très fortement critiqué pour les Jeux de Salt Lake City (2002), où une bonne vingtaine de membres ont été corrompus par les organisateurs. Pour redorer son blason, l’institution s’est rapprochée de l’ONU et des organismes qui lui sont liés. Notamment en finançant les actions de l’Unesco ou de l’Unicef. Un tournant humanitaire a été pris par le CIO dans les années 90-2000. A tel point que les Nations unies déclarent des trêves olympiques et que le CIO a obtenu un statut privilégié d’observateur à l’ONU, que la Fifa n’a pas, par exemple. La dernière illustration du message humanitaire a été de faciliter la mise en place d’une équipe de réfugiés pour les Jeux de Rio. Equipe qui va aussi aller à Pyeongchang.

Le sport favorise-t-il l’union entre les Etats ?

Le sport est à l’image des autres formes de culture. Il peut être au service des plus nobles causes ou des pires régimes. Il déchaîne des passions plus vives parce que ses expressions sont nationales. Quand on a des compétitions de cinéma ou de littérature, les artistes ne viennent pas avec un maillot aux couleurs du pays. Les créateurs se sont, depuis très longtemps, dégagés de l’impératif national, sauf dans le cas des dictatures. Le monde du sport n’y arrive pas.

(1) En 2016, un judoka égyptien avait refusé de serrer la main de son adversaire israélien.