Vainqueurs sans bavure de leurs six matchs avec le scalp de trois prétendants au titre (Norvège, Suède et Croatie) à la ceinture, les Bleus mènent grand train dans ce championnat d’Europe et il n’y a pas grand-monde pour penser qu’une sélection espagnole vieillissante, qui se dressera devant l’équipe tricolore ce vendredi en demi-finale à Zagreb (18 heures sur M6), peut priver Nikola Karabatic et consorts d’une finale dimanche face aux Suédois ou aux Danois. Vu de loin, le parcours des doubles champions du monde en titre ressemble à un océan de félicité sur les ailes d’une relève quasi mécanique, deux joueurs se dressant pour monter au front à la place d’un équipier en échec.
Mais c’est méconnaître à la fois le hand, un sport violent nécessitant une agressivité et un don de soi absolus, et le fonctionnement très particulier de la maison tricolore, que le sélectionneur Didier Dinart essaie doucement d’infléchir depuis qu’il est seul aux manettes, c’est-à-dire le Mondial français de 2017. Frustrations ravalées pendant des années, talent pur, nécessité de forcer sa nature où intégration dans l’équipe à petit feu alors que le scepticisme et le niveau des tauliers vous a déjà enterré à dix pieds de profondeur : cette équipe est un maelstrom où il est difficile de surnager. Démonstration en quatre exemples.
Adrien Dipanda (29 ans, arrière droit), la terreur des attaquants
Adrien Dipanda lors de France-Serbie, lundi à Zagreb. Photo Pixsell. Icon Sport
Destructeur en chef des attaquants adverses, prophète des obscures beautés de la geste défensive (on part camionner un adversaire qui lui-même vous rentre dedans), Adrien Dipanda est d’abord un handballeur pour handballeur, jouissant de l’estime sans borne de ses pairs. Un sourire chronique aux lèvres, ce colosse de 2,02 m jouit d’une cote de popularité sans égale à Saint-Raphaël, où il évolue depuis 2012, comme chez les Bleus, qu’il a rejoints en amont de la médaille d’argent olympique de 2016.
L'aboutissement d'une carrière loin d'être un long fleuve tranquille. Adolescent, Adrien Dipanda n'est pas un habitué des salles : son truc, c'est le tennis, où il devient champion de Bourgogne. A 11 ans, il croise d'ailleurs la route d'un certain Luka Karabatic, lui aussi tennisman : deux fois 5-0 pour ce dernier, qui le chambre encore avec ça. Le Dijonnais de naissance revient cependant au hand : «On m'a dit que j'avais peut-être quelque chose à tenter dans le hand. C'est comme ça que j'ai commencé à m'entraîner, sur le tard. Le mélange d'adresse et de physique me convenait parfaitement.»
Choix judicieux puisque le jeune homme d’origine camerounaise intègre le centre de formation de Montpellier, où il retrouve Luka Karabatic, son ancien tourmenteur, avec qui il se lie d’amitié. «Panda» (son surnom) ne parvient pas à s’imposer et doit s’exiler à León en Espagne. Retour gagnant un an plus tard lorsqu’il s’engage en Provence. Pour gravir les échelons au train, sans secousse, au point d’être appelé en 2015 en équipe de France, alors qu’il a déjà 26 ans.
«Il y a trois ans, j'avais l'impression que le train était passé, que l'équipe de France, c'était fini, raconte-t-il aujourd'hui. Alors qu'à 20 ans, tout le monde pensait que j'allais y arriver assez rapidement…» Dipanda saisit sa chance et s'impose en bleu sur l'intransigeance défensive, ce qui a à voir avec le courage physique et qui le place dans la lignée d'une équipe qui a toujours d'abord existé par sa puissance de dissuasion. Ce que Didier Dinart (sélectionneur) apprécie beaucoup : «Adrien a été à la hauteur de ce qu'on pouvait attendre de lui. Il marque et défend au centre avec énormément d'efficacité, tout en se montrant actif dans la phase transitoire.» Si en plus il attaque…
Dika Mem (20 ans, arrière droit ou demi-centre), le talent brute
Dika Mem, face à la Suède samedi à Zagreb. Photo Darko Bandic. AP
Une histoire incroyable, tenant à la fois du conte de fée et de l'incomparable savoir-faire français en matière de détection. A 14 ans, le Parisien de naissance n'a pas plus touché un ballon de hand qu'il n'a entendu parler de Nikola Karabatic quand il est repéré par un entraîneur s'occupant des jeunes d'Eaubonne, qui raconte ainsi ce qu'il a vu dans la Gazette du Val-d'Oise : «Il possédait déjà des caractéristiques sportives hors-norme dans les duels et ses appuis latéraux étaient excellents. La technique de tir et les passes, on pouvait lui apprendre.» Peut-être, mais le gosse n'est pas emballé. Il n'aime pas ce jeu.
Mais le peu qu'il en sait lui fait comprendre qu'il a une chance de sortir du rang : «On m'a dit que les gauchers étaient plus rares et donc recherchés, et que j'avais une chance d'être dans la sélection du Val-d'Oise.» On comprend donc que si Mem avait été droitier, il aurait fait autre chose. Fait rare, il n'aura même pas eu le temps de prendre une licence en bonne et due forme dans le club d'Eaubonne qu'il est déjà retenu dans la sélection départementale, malgré sa culture du hand minimaliste.
La suite de sa carrière, Mem va la dévaler à toute vitesse, en donnant par-dessus le marché l’impression qu’il ne se rend compte de rien. En septembre 2016, Barcelone le fait venir pour 100 000 euros depuis Tremblay, une somme à l’échelle de ce sport. Cinq mois plus tard, il est champion du monde avec les Bleus par la grâce d’un forfait, celui du pivot Luka Karabatic : Mem n’évolue pas à ce poste mais l’idée est de faire rentrer le phénomène au chausse-pied dans l’univers tricolore pour préparer la suite.
De près, Mem est un grand type flegmatique, s'étonnant à haute voix des habitudes alimentaires en Catalogne - «Ils mangent à 14 heures, j'ai faim dès midi» - et se félicitant d'être parfois en chambre individuelle «pour pouvoir écouter tranquillement [sa] musique». Donnant à voir le spectacle fascinant d'un surdoué n'ayant jamais connu l'échec, se moquant du tiers comme du quart des réputations - «Je ne viens pas pour être bouche bée devant Karabatic» - et apprenant de la bouche des journalistes son statut de meilleur buteur des Bleus après le premier tour. Qu'il en profite.
Cédric Sorhaindo (33 ans, pivot), le garant de la hargne
Cédric Sorhaindo face à la Biélorussie, le 16 janvier. Photo A. Bronic. Reuters
«Comme Nikola Karabatic et Luc Abalo, Cédric Sorhaindo deviendra un leader quand les anciens vont arrêter», prédisait, en 2013, le capitaine historique de l'équipe de France de handball, Jérôme Fernandez. Le joueur partait de loin : timide, maladroit balle en main, fruste techniquement, ce qui n'est certes pas un péché mortel dans un contexte tricolore valorisant la destruction et le sacrifice. Aujourd'hui, à 33 ans, Cédric Sorhaindo, est cependant devenu le capitaine des «Experts». Celui qui n'aimait pas prendre la lumière a accepté le rôle que lui a confié le sélectionneur, Didier Dinart, après la retraite de Thierry Omeyer. S'il est prêt à «se faire violence» pour parler aux médias, il se voit avant tout comme un passeur de témoin : «Je veux faire ce qui me plaît. Par exemple, aider et accompagner au mieux les jeunes. La relève est là. Le jour où je serai moins bon, je m'écarterai tranquillement.»
Une proximité avec les jeunes en accord avec la «philosophie de l'équipe» dont parle Dinard. Discret dans la presse, «Tchouf le grand frère» (son surnom dans le groupe) l'est aussi sur le terrain, malgré son mètre 92 et ses 110 kilos. Celui qui se compare au footballeur catalan Sergio Busquets, «qu'on ne voit pas souvent mais qui est efficace», se met avant tout au service du collectif. Mobile, fluide, physique, fort aussi bien en attaque qu'en défense, il a toutes les qualités du pivot moderne et se rend rapidement indispensable partout où il passe. Et, surtout, il a gagné toutes les compétitions majeures du hand : championnats du monde (2009, 2011, 2015, 2017), championnats d'Europe (2010, 2014), JO (2012) et Ligue des champions (2011 et 2015 avec le FC Barcelone). Inespéré pour le Martiniquais, né avec les tibias tordus, qui a dû être opéré pour simplement pouvoir courir.
Lui reste donc un dernier défi : léguer à la génération suivante la culture de la gagne qui imprègne l’équipe de France depuis plus de quinze ans, ce mélange d’exigence, de hargne et de lucidité qui se traduisent au quotidien dans les détails. Nul besoin d’être une bête médiatique pour faire du lien, le sport est ailleurs. Si son corps le lui permet, Sorhaindo se voit bien porter le maillot bleu jusqu’aux JO de Tokyo en 2020.
Vincent Gérard (31 ans, gardien), le chasseur de fantôme
Vincent Gérard lors de Suède-France, samedi à Zagreb. Photo Igor Kralj. Pixsell. Presse Sports.
Contrairement aux apparences, Thierry Omeyer n’a pas disparu du paysage : son nom figure sur une liste de joueurs susceptibles d’être rappelés en Croatie en cas de coup dur. Ainsi, Vincent Gérard n’est pas complètement débarrassé du fantôme du plus grand gardien de l’histoire du hand tricolore, principale cheville ouvrière - avec Nikola Karabatic - des neufs titres majeurs entassés depuis 2006. Depuis son explosion en 2014 quand Dunkerque arrachait le titre de champion de France à un Paris-SG dopé aux gazo-dollars qataris, le Mosellan Vincent Gérard a paradoxalement souffert à mesure de sa progression : Omeyer étant intouchable, le poste lui était interdit au niveau international, l’ancien sélectionneur Claude Onesta ne cachant pas en privé l’injustice sportive faite en 2015 à un joueur qui n’avait même pas été convié à disputer le Mondial au Qatar. A l’époque, Cyril Dumoulin faisait figure de remplaçant idéal.
Gérard n'avait pas un caractère à s'en accommoder et il en a bavé, touchant du doigt les effets d'une réputation quand il fut intégré dans le groupe : «Thierry est le seul joueur cinq fois champion du monde, le seul à avoir une telle emprise sur les tireurs. C'en est même frustrant de voir que mes partenaires ne sont jamais déstabilisés de la sorte avec moi à l'entraînement.»
Omeyer l'a précédé partout : même lycée Kléber à Strasbourg, même sport-études à Montpellier… Le couvercle a sauté lors du Mondial organisé en France en 2017 avec une très symbolique place dans les bois au coup d'envoi de la finale remportée (33-26) face aux Norvégiens : le différentiel sportif entre les deux était devenu une sorte de gouffre. «Si j'en suis là, c'est parce que je me suis arraché, explique Gérard aujourd'hui. Je me suis battu tous les jours. Je n'ai jamais été le plus doué ni le plus costaud physiquement, je ne mesure pas deux mètres [1,88 m quand même, ndlr]…» «Vincent est encore plus chiant qu'Omeyer dans l'approche des matchs, témoigne dans l'Equipe Patrick Cazal, son ex-entraîneur à Dunkerque. Après, ce qu'il fait depuis un an, Omeyer l'a fait pendant quinze ans.» Le pourcentage d'arrêts de Gérard depuis le début de la compétition flirte avec les 40 %, un ratio incroyable lors d'un championnat d'Europe. Mais un ratio n'éloigne pas les fantômes…