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Jeux Olympiques

JO. Martin Fourcade, l’épreuve par l’exemple

Les Jeux de Pyeongchangdossier
Le biathlète a l’occasion ce jeudi d’obtenir une quatrième médaille d’or, du jamais-vu pour un Français aux Jeux olympiques d’hiver. Une prouesse construite sur une droiture à l’extrême.
Martin Fourcade à la Coupe du monde de biathlon à Ruhpolding, en Allemagne, le 15 janvier 2017. (Photo Alexander Hassenstein. Bongarts. Getty Images)
publié le 14 février 2018 à 20h06
(mis à jour le 14 février 2018 à 20h06)

Le mystère du sprint raté de Martin Fourcade, dimanche, est résolu : en revoyant son premier tir couché et les trois balles égarées, le Pyrénéen (29 ans) a vu des drapeaux rouges indiquant un vent à l’horizontale, ce dont il ne s’était pas aperçu sur le pas de tir. Le biathlète ayant préalablement décidé de «régler bas», il a arrosé. Il eût fallu rectifier : un accroc dans la cuirasse d’un homme connu pour sa capacité à rationaliser et paramétrer. Jeudi, si le vent le permet, le biathlète tentera de devenir, à l’issue de l’épreuve individuelle - la reine des courses de la discipline -, l’un des trois Français les plus titrés aux Jeux, avec quatre médailles d’or, les deux autres étant les escrimeurs Christian d’Oriola et Lucien Gaudin. Si l’on s’en tient aux Jeux d’hiver, il a rejoint lundi Jean-Claude Killy, avec trois sacres olympiques, après sa victoire en poursuite, où les témoins l’ont vu mettre un supplément de hargne et d’engagement, ce qui n’est pas peu dire dans son cas.

Après la course, son frère Simon, biathlète aussi, s'est épanché dans l'Equipe : «Il y a une forme d'orgueil et de fierté chez lui, mais je crois que Martin a aussi un truc. Il arrive à gérer ses émotions comme personne, et quand on est près de lui, parfois, ça fait peur. Cette rage de vaincre est quelque chose qu'il a depuis tout petit. C'est grandiose ce qu'il a réussi sur la poursuite à Pyeongchang. Maintenant, il va être libéré. Et un Martin libéré, je n'ai besoin de dire à personne ce que cela peut donner.» A quelques mètres de là, Fourcade se faisait prosélyte de son sport : «On a l'impression que le tir, c'est un sport de gros qui fument des clopes. Mais non. Ça coûte une énergie folle.»

Chevalier blanc «droit dans ses bottes»

Cette posture du biathlète qui dit en quelque sorte le droit de sa discipline, Fourcade l'habite souvent. Tout y passe : le sport est à son idée un objet iridescent, qui peut prendre n'importe quelle couleur de l'arc-en-ciel selon la manière dont on le regarde. L'octuple champion olympique norvégien Ole Einar Bjørndalen s'en est étonné : «Parfois, Martin est trop direct et ça vient interférer avec la compétition. C'est important de ne pas mélanger sport et politique. Mais il fait ce qu'il pense être le mieux pour son sport et je suis vraiment très fier de ce qu'il fait [sous-entendu, sur les skis, ndlr] Il y a maldonne.

Le grand public voit un type glisser silencieusement sur les pistes par grand froid, la tête dans une cagoule, dans une discipline austère où le tir injecte une dose de cruauté et de hasard. Sauf qu’il n’y a pas de hasard : Fourcade a précisément construit son empire de 84 victoires dans les pas de tir. Et le type silencieux parle tout le temps. En janvier 2017, après les révélations du rapport McLaren exhumant un système de dopage des athlètes russes couvert par leurs instances et le pouvoir politique du pays, le Français était monté sur les barricades : menace de boycott de la Coupe du monde de biathlon, et plus précisément de l’étape russe, et mise en demeure de la Fédération internationale qui, au pied du mur, a fini par organiser un congrès extraordinaire et durci les sanctions contre les Russes concernés.

Très actif sur les réseaux sociaux, Fourcade avait lâché un nom : Aleksandr Loginov, contrôlé positif à l’EPO (augmentant le volume de globules rouge dans le sang, donc l’endurance) en 2015 et dont il ne supportait pas le retour après la suspension de deux ans de rigueur après une première infraction. Une posture de chevalier blanc diversement appréciée sur le circuit, où la notion de morale épouse les contours changeant d’un sport (relativement) mondialisé. Et puis Loginov avait payé, en conformité avec les règlements de l’Agence mondiale antidopage.

Sur le podium du relais mixte des Mondiaux suivants, à Hochfilzen (Autriche), les Russes avaient conséquemment refusé de serrer la main du Français, lequel était descendu de la boîte avant de se raviser. Lors d'une course précédente, Fourcade s'était accroché avec Loginov. Avant d'expliquer qu'il faut «assumer ses choix», que lui est «droit dans ses bottes» : une idée du bien et du mal. Et un précepte qu'il décline à l'envi dans sa remarquable biographie (Mon Rêve d'or et de neige, aux éditions Marabout) sortie cet automne : c'est le chemin qui compte, pas la ligne d'arrivée. «Je n'ai pas envie de parler de résultats, expliquait-il à Libération avant les Jeux. Le mieux pour moi, c'est d'arriver au meilleur niveau de performance que je suis capable de mettre en place. Après, en compétition, les détails font la différence et j'espère qu'ils tourneront en ma faveur. Pour résumer, mes objectifs sont vagues en termes de résultats. Mais précis en termes de choses à améliorer.»

La conviction de la rectitude

Sur sa notoriété : «Ma vie privée a toujours été bien respectée par les médias. Mon épouse et mes deux filles ont leur propre vie. Elles n'ont pas choisi le fait que je sois exposé. Les journalistes ont fait du super boulot, j'ai toujours ressenti les critiques comme constructives.»

Sur sa vie de biathlète : «Un sport individuel que l'on pratique en équipe est une anomalie. Pour l'ouverture de la Coupe du monde en Suède, on partageait des chambres de trois [son statut de multiple médaillé olympique ne lui donnant aucun passe-droit, ndlr]. Globalement, il y a beaucoup de bonne humeur. Bon, il y a aussi des engueulades, des jours où on est moins bien luné que d'autres. Imaginez-vous les deux tiers de l'année avec vos collègues de travail… Mais pour avoir une petite expérience en dehors du monde du ski, on a quand même une chance inouïe d'avoir des gens qui savent vivre ensemble. Le monde de l'entreprise aurait beaucoup à s'inspirer du monde du sport. En vivant 220 jours de l'année les uns sur les autres, les accrochages sont vraiment insignifiants par rapport à ce qui peut exister en entreprise, les rancœurs que l'on ramène à la maison.»

Et sur l'armée, qui vient de le promouvoir au grade de sous-lieutenant : «J'ai une dette envers elle. J'ai commencé le ski jeune et, jusqu'en 2008, ce sont mes parents qui m'ont financé. L'armée de terre m'a alors proposé d'intégrer l'équipe de France militaire de ski et, sans leur soutien, au moment où les sponsors n'étaient pas encore là, je sais que cela aurait été compliqué de poursuivre.»

On peut ainsi faire le tour de Fourcade comme d’un athlète se voyant exemplaire sur trois strates : à titre personnel, à travers l’équipe de France et à travers sa discipline. Au fond, ce n’est pas la rectitude qui compte, mais la conviction qu’on habite cette rectitude. Le Catalan y tire certainement un surcroît de force, celle du type dans son bon droit.

Un père la victoire analytique

La chronique de la vie tricolore dit aussi que cet obsessionnel n'est pas toujours facile à vivre. Dans son autobiographie, la porte la plus fréquemment ouverte par Fourcade est la défaite. Certaines l'ont marqué. D'autres sont «plus anecdotiques». N'empêche : beaucoup sont dans le livre, à commencer par ce revers lors d'un cross alors qu'il est au collège Pierre-de-Coubertin de Font-Romeu-Odeillo-Via (Pyrénées-Orientales). «J'en ai connu bien plus que les gens imaginent, nous expliquait-il. Dans un sport individuel comme le mien, on perd bien plus que l'on gagne. Je déteste perdre. C'était valable en ski, c'était valable à l'école… Et j'ai volontairement cherché à faire de ce livre autre chose qu'un éloge. C'est pourtant toujours un peu le cas quand on lit la biographie d'un sportif. En écrivant sur soi-même, on pense forcément aussi un peu à son image.»

Celle de Martin Fourcade est faite : un père la Victoire analytique, sans émotion apparente sur le pas de tir depuis que l’on a compris que les drapeaux rouges indicateurs du vent de dimanche étaient à l’horizontale, dur avec lui-même et traversant les honneurs de la République - l’ordre national du Mérite après Vancouver en 2010, la Légion d’honneur après Sotchi en 2014 - sans tressaillir.

Ce n'est pas si confortable. Sur l'ancien cycliste et actuel commentateur du Tour de France sur une chaîne publique Laurent Jalabert, rétroactivement convaincu de dopage à l'initiative d'une commission d'enquête sénatoriale en 2013 : «Il incarne tout ce qu'on devrait combattre.» Manière de dire que ce n'est pas tant le fait que Jalabert ait mis les doigts dans le pot de confiture qui pose problème, mais bien l'amnistie médiatique dont a bénéficié le lauréat du Tour d'Espagne 1995, voire la duplicité du petit monde médiatico-sportif qui recycle sans regimber un type avec des états de service pareils.

Quand les animateurs de l'émission On n'est pas couché l'ont relancé là-dessus en avril 2016, on a senti un vent glacial souffler sur le plateau, comme un écho du froid où le biathlète tricolore exerce son art. Quelle que soit la voie où il choisira de s'engager à l'avenir, Fourcade ira au bout de sa démarche sans jamais reculer. Laurent Ruquier l'a alors relancé sur une interview donnée dans Grazia, où le biathlète confesse avoir expliqué à son épouse qu'elle devait partir s'il était, lui, convaincu de dopage. Fourcade a confirmé le plus sérieusement du monde. Parce que la pratique du dopage, quotidienne et nécessitant une logistique pointue, transforme de fait cette tricherie en «mensonge énorme». Et parce que le biathlon l'a construit : «Si l'athlète tombe, l'homme tombe avec.» On comprend mieux la difficulté de se le coltiner en compétition.