Le seul mot rappelle des cauchemars des années collège ou lycée. Des souvenirs hantés par des profs de gym sadiques, des flaques de boue, des pieds trempés, des mains gelées, des points de côté. C’est peu dire que le cross, cross-country de son véritable nom très british, a une réputation détestable. Depuis toujours pratiquée de l’automne au début du printemps, pendant la trêve hivernale de l’athlétisme, quand les terrains peuvent être recouverts de gadoue ou de neige, la discipline ne manque pourtant pas d’une certaine noblesse pour ses défenseurs.
Qu'on trouve notamment en Bretagne, où se dérouleront les prochains championnats de France (le 11 mars à Plouay). Ils font déjà rêver Morhad Amdouni, l'un des meilleurs spécialistes tricolores, qui a débuté l'athlétisme à 13 ans au collège : «C'est une compétition qui me tient à cœur. Chez les seniors, je n'ai gagné qu'une fois, en 2011, mais quelle victoire ! Je m'étais mis hors de moi pour l'arracher, savoure encore aujourd'hui le demi-fondeur international. En plus, ils auront lieu en Bretagne, région où il y a un vrai engouement pour cette discipline. Je suis sûr qu'il y aura un public de feu.»
Mais à part aimer se faire mal, qu'est-ce qui fait courir les crossmen et crosswomen ? C'est une pratique bénéfique pour les athlètes, défend Amdouni : «Que tu fasses de la piste ou de la route pendant la saison d'été, c'est une excellente préparation pour plusieurs raisons. D'abord, dans le cross, il n'y a pas la notion de chrono. On court à la sensation, à des allures différentes sur un parcours varié. On court contre les adversaires et les adversités : boue, terrain glacé, pluie, neige… Le fait de courir sur un terrain souvent accidenté participe à un renforcement global du corps : pieds et chevilles travaillent plus que sur la route, et il faut plus d'équilibre. Ensuite, ça implique aussi d'avoir un mental de malade, et si tu ne l'as pas, tu vas l'apprendre : ne jamais lâcher, rester concentré sur soi-même, le parcours et les adversaires.» Voilà pour la défense de ce sport mal-aimé.
«Le championnat du monde de Bretagne»
Amdouni, premier champion d'Europe junior français à Toro en Espagne en 2007, livre quelques souvenirs : «Je me rappelle très bien cette journée, j'accélérais quand je voulais. J'espère que j'aurai à nouveau ces sensations dimanche. Pour battre Hassan [Chahdi] et Florian [Carvalho], il faudra être au top de ma forme.» En tout cas, le titre de champion de France de cross est plus convoité que celui d'une distance du demi-fond sur piste.«Sur les championnats de France de cross, il y a beaucoup de public, le côté festif, l'ambiance mise par les spectateurs est tellement agréable. Différentes catégories de coureurs se croisent, du marathonien au demi-fondeur pur, donc celui qui gagne est le roi !»
Yvan Mahé est entraîneur de demi-fond au très réputé club d'athlé d'Auray (Morbihan). «Le cross en Bretagne est une religion. Peut-être parce que notre région est agricole, les gens sont plus attachés à la terre, aux traditions. Les Bretons ont du sang celte dans les veines, c'est d'ailleurs de là-bas que viennent les cross. Je peux vous dire que le titre de champion de Bretagne est très convoité, et du coup très difficile à remporter. Les athlètes locaux préfèrent même gagner le championnat régional que celui interrégional, qui nous regroupe avec la Normandie. Chez nous, le championnat de Bretagne s'appelle le championnat du monde de Bretagne !» déclare sans fanfaronner ce vrai passionné.
Mahé a quand même un reproche à faire en direction des professeurs d'EPS : «Autrefois, on avait plus de rapports avec eux. Maintenant, la majorité préfèrent utiliser les heures d'association sportive pour organiser des tournois de sport collectif au chaud, dans un gymnase, plutôt que d'amener les jeunes dans un parc pour s'essayer au cross : c'est regrettable.»
«On va essayer les JO d’hiver et, là, on a un argument de poids»
Depuis les deux titres mondiaux d'Annette Sergent en cross (en 1987 et 1989), la discipline, comme la provenance des participants, ont radicalement changé : peu d'Africaines se pressaient alors sur la ligne de départ. «Madame cross» se souvient très bien de cette époque : «Encore aujourd'hui, il y a des gens qui me disent :"Je me rappelle votre victoire, ça nous a fait pleurer." Souvent, d'ailleurs, ce sont des hommes qui disent ça», se remémore celle qui désormais fait partie de la commission de la Fédération internationale d'athlétisme (IAAF) pour le cross-country : «A la fin des années 80, le cross était beaucoup plus médiatisé qu'aujourd'hui. S'il traverse une grosse crise, et même, selon certains journalistes, est déjà mort, ça dépend aussi de cela. Mes victoires ont été montrées à la télé : ça m'a aidée et ça a aidé le mouvement. Aujourd'hui, c'est difficile de voir à la télé même des championnats d'Europe ou du monde.»
Pour remonter la cote de la discipline, née sur les îles Britanniques dans les années 1840, l'IAAF a essayé de mettre en place différentes stratégies : «Les mondiaux de cross se font tous les deux ans depuis 2011 car c'est de plus en plus difficile de trouver une ville organisatrice d'un tel événement, assez cher et pas médiatisé.» Pour ouvrir cette manifestation à des coureurs de profils différents, l'année dernière à Kampala, en Ouganda, a été organisé un relais mixte (deux femmes et deux hommes) sur des distances beaucoup plus courtes que le 10 km de la compétition individuelle.
Cette crise ne serait-elle pas aussi d'origine sociétale ? «Certainement. Moi, j'allais à l'école à pied et, quand j'étais en retard, je courais. Qui fait ça maintenant ? Les jeunes - je les vois car j'entraîne dans un club d'athlé - ont une forme physique beaucoup moins bonne qu'il y a trente ans. Ils sont bombardés par mille autres sollicitations : des jeux, des sports différents, plus ludiques que la course à pied. En plus, il faut voir comment l'endurance est proposée à l'école : tourner entre des plots dans la cour de recréation pendant six ou douze minutes, bah ce n'est pas très sexy. Il suffit justement de faire un parcours avec du dénivelé et des virages dans un parc pour obtenir de meilleurs résultats, explique Annette Sergent, qui collabore aussi avec la fédération française d'athlétisme pendant des stages de préparation. Les Français sont souvent perçus par les autres nations comme des arrogants. Par contre, quand on va sur le terrain, je peux vous dire que les athlètes, surtout les plus jeunes, manquent de confiance, ils sont complexés. Ou sinon, le cas contraire : ils veulent se battre contre les meilleurs d'Europe ou du monde mais ne s'en donnent pas les moyens.»
Et les Jeux olympiques, alors ? Eh bien, c'est déjà fait ! La discipline était au programme des JO d'été en 1912, 1920 et 1924 (à Paris, donc). Ces deux dernières éditions furent gagnées par le mythique Finlandais Paavo Nurmi. Beaucoup plus récemment, l'IAAF a déposé un dossier auprès du Comité international olympique pour faire inclure le cross dans le programme des JO d'été : «Le dossier a été refusé mais nous ne baissons pas les bras, déclare Annette Sergent. On va essayer pour les JO d'hiver et, là, on a un argument de poids : on amène une discipline qui rajouterait des pays habituellement non participants aux JO d'hiver.» Quoi qu'il en soit, le cross figurera au programme des Jeux olympiques de la jeunesse de Buenos Aires, en octobre, quand, dans l'hémisphère Sud, c'est plutôt le début du printemps : une excellente saison pour courir dans les champs.