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Rugby

France-Angleterre : seule la défaite compte

Vu l’état du XV de France, une – improbable – victoire face à celui de la Rose samedi à Saint-Denis n’aurait d’autre utilité que de cacher la misère d’un rugby tricolore qui peine à se moderniser.
A l’entraînement des Bleus, vendredi à Marcoussis (Essonne). (Photo Régis Duvignau. Action Images. Panoramic)
par Denis SOULA
publié le 9 mars 2018 à 19h56

Ce samedi à Saint-Denis, l’équipe de France reçoit l’Angleterre pour l’avant-dernière journée du Tournoi des six nations. Si les tricolores restent sur une victoire (34 - 17 contre l’Italie) et les Anglais sur une défaite (13 - 25 contre l’Ecosse), il n’est pas certain que la déconvenue des hommes en blanc les interroge plus que cela, ni que la poussive victoire des Bleus ait levé hypothèque et soupçon. Il a été assez claironné par le staff et les joueurs français qu’une victoire n’apporterait jamais qu’une victoire et que l’équipe ne s’en retrouverait pas moins dans des eaux aussi stagnantes qu’avant, sans avoir avancé d’un mètre sur le terrain de l’innovation dans le jeu.

Quand le XV de France adapte ses jumelles sur les 80 prochaines minutes, avec des prières à court terme en guise de cache-misère, celui de la Rose trace un sillon vers la finale de la Coupe du monde au Japon, le 2 novembre 2019. Autrefois sa seule rivale dans le Tournoi, la France est aujourd'hui une guest star vieillissante, parfois has been au désespoir, parfois vedette de music-hall avec l'intermittent Teddy Thomas en magicien à la Mandrake. Comment en est-elle arrivée là ? Pourquoi la France, trois fois finaliste de la Coupe du monde (en 1987, 1999 et 2011), se raccroche-t-elle au crampon d'une victoire contre l'Italie ? Certes, il n'y a jamais de petites victoires, car il n'y a pas de petites équipes mais des projets plus ou moins avancés, élaborés, inspirés. Lorsqu'on a joué, et surtout à l'avant, au cœur du pack, la vibration d'une victoire 6 - 3 dans la boue et sous la grêle est d'une indescriptible puissance. Elle existe par elle-même et ne contient – c'est déjà beaucoup – que la fierté d'avoir tenu une minute de plus que l'adversaire, un dépassement physique et spirituel euphorisant. Pour des camarades de club, c'est un ciment ; pour l'équipe d'un pays, cela suffit-il ? Les dernières prestations du XV de France nous ramènent loin en arrière, loin en tout cas de l'inventivité qui a vu les Ecossais l'emporter sur les Anglais lors de la précédente journée du tournoi.

Déraisonnable

La pensée affleure, ici et là, que les Highlanders ayant accompli des miracles à Edimbourg et que l'eau de Lourdes étant aussi fraîche que celle d'Inverness, il ne faudrait que quelques gouttes de cet élixir pour se transcender et renverser les Anglais. Hélas, en ce moment, ce n'est pas Brigadoon sur le terrain et pas loin d'être les Brigades du Tigre à la Fédération. Le rugby français n'attend pas des tours de prestidigitation, mais un projet de jeu et de société. Selon Pierre Villepreux, entraîneur de l'équipe qui a renversé les All Blacks de Jonah Lomu (43 - 31) lors d'un match qui portait les stigmates du déraisonnable en demi-finale de la Coupe du monde 1999, les miracles n'existent pourtant pas : «La victoire de l'Ecosse vient de loin. Elle est dans la continuité de la recherche, l'acquisition et la pratique d'un style de jeu revendiqué depuis des années, même lorsque les défaites s'accumulaient et la plaçaient au rang qui est à peu près le nôtre aujourd'hui. Ils ne se sont pas découragés, ils avaient la conviction qu'un jeu de mouvement ambitieux était la seule option efficace pour gagner et ils ont tenu bon. Ils récoltent ainsi les fruits mérités d'un travail de longue haleine.»

Cette capacité à ne pas reculer quand ça ne marchait pas, à ne pas brader ses idées à la girouette de l’opinion politico-médiatique n’est plus de mise en France. Le président Bernard Lapasset avait en son temps soutenu Villepreux et son alter ego Jean-Claude Skrela lorsqu’au sortir de deux Grands Chelems (1997 et 1998) ils avaient perdu presque tous leurs matchs l’année de la Coupe du monde, avant d’atteindre la finale. Plus tard, le président Pierre Camou avait également gardé Marc Lièvremont après plusieurs défaites embarrassantes, quelques mois avant qu’il ne s’incline d’un point (7 - 8) à l’Eden Park en 2011 sous les yeux épouvantés de Néo-Zélandais assez connaisseurs pour savoir qu’ils étaient cocus de bonheur.

Gagner 3 - 0 pour calmer le chef et le populo, d'accord. Et ensuite ? Villepreux : «Le court terme ne règle rien. Bien sûr que la victoire rassure les joueurs et c'est important en termes de management. Mais c'est surtout par la qualité du jeu imaginé et l'émotion qui en découle dans les tribunes qu'on prend confiance. En France, nous traînons des pieds. Nous tardons à mettre en place ce jeu que toutes les nations ont adopté. Nous tardons à imposer aux autres un jeu libéré. Nous tardons à reconstruire notre rugby.»

Guerres de clocher

Le court terme d'un match, le long terme d'une victoire dans le tournoi ou en Coupe du monde : autant d'objectifs qui ramènent entraîneurs et entraînés aux bases du rugby, à ses prémisses et à ses outils, l'éducation et la formation. Responsabiliser les joueurs, les associer à la construction du jeu, Villepreux le théorise depuis des lustres, les autres pays, Angleterre comprise, s'y sont mis avec succès. La France, pionnière par la pensée, est en retard dans ses actes à cause de son organisation. Didier Retière, qui conduisit avec Emile Ntamack les moins de 21 ans au titre de champions du monde en 2006, puis entraîna les avants de l'équipe de France du temps de Lièvremont, est aujourd'hui directeur technique national (DTN). Il en convient, il y a un problème de formation des cadres et des joueurs : «Après le titre des jeunes en 2006, il y a eu un trou d'air. On s'est cru arrivés, on n'a pas pensé à rénover notre formation au moment où les clubs du Top 14 se sont fortement structurés.» Au désamour et aux mauvais résultats, il y a bien sûr des raisons externes : la sédentarisation de la population, les jeunes qui font moins de sport en France qu'en Nouvelle-Zélande, en Australie ou en Afrique du Sud, et des raisons internes, comme le fait que les tricolores ont longtemps été portés par le public et les résultats avec cinq Grands Chelems en vingt ans (sur la même période, l'Angleterre en remportait deux et le pays de Galles trois).

Mais le temps a passé et la France a laissé filer le train de la modernité. Elle s'épuise dans des guerres de clochers, s'empiffrant de droits télés et jouant à celui qui pousse mémé le plus loin dans les orties. Dès 2011, les Anglais ont signé une convention liant fédération et clubs avec le slogan «Pour un rugby anglais plus fort», lançant beaucoup de jeunes qui ont bénéficié d'un suivi personnalisé. Eddie Jones, le coach de l'équipe nationale, profite aujourd'hui de ce travail. Les Irlandais ont créé des franchises, regroupé leurs forces et repensé leur jeu. Retière tempère le tableau : «Nous sommes en train de rectifier le tir. Nous avons établi un plan de formation qui commence dès l'école de rugby avec des méthodes d'apprentissage moins liées à l'affrontement et plus à un rugby à toucher [où on ne plaque pas l'adversaire, on le touche, ndlr], qui vont ramener, espérons-le, les jeunes vers nous. En 2019, chaque 6 - 14 ans aura un livret où seront consignées, outre ses performances en club, des choses comme "Je suis un bon équipier car je donne un coup de main pour ranger le matériel" ou bien "J'ai appris les règles du jeu avec l'éducateur et les copains" ou alors "Je n'ai pas marqué d'essai, mais j'ai donné trois passes décisives", des valeurs du rugby qui sortent du tout compétition et construisent de futurs joueurs adultes responsables.»

«Trésor national»

Au plus haut niveau, le danger vient bien sûr du championnat, avec ses matchs qui s'accumulent et ses stars qui cachetonnent. Là aussi, le DTN a accusé le coup : «Le Top 14 fait la part belle aux vedettes venues d'ailleurs et laisse sur le banc nos meilleurs jeunes. Mais nous avons notre part de responsabilité. Pendant des années, nous avons extirpé les jeunes de leurs clubs pour les former à Marcoussis [le centre national du rugby] et les avons rendus invisibles dans leurs clubs. Ce n'est plus le cas. Depuis la rentrée, nous avons décentralisé les pôles espoir près des clubs dans des académies fédérales. On peaufine leur apprentissage en les laissant au maximum à disposition de leurs entraîneurs. Ceux-ci semblent adhérer au projet, il y a un vrai changement de mentalité et plus de temps de jeu pour les jeunes.»

Le travail de formation est long mais pas ingrat, et il semble frétiller dans le bon sens. Les moins de 20 ans ont fait un Grand Chelem en 2014, deux demi-finales de Coupe du monde en 2015 et 2017, et cette année, l'équipe a taillé des croupières à ses premiers adversaires : 34 points aux Irlandais, 69 aux Ecossais, 70 aux Italiens, avant de rencontrer les Anglais vendredi soir (résultat non parvenu à l'heure du bouclage). Loin de la démagogie et de la dictature du court terme, leur dirlo se fait l'apôtre du temps long : «Nous formons des écoliers du rugby pour 2027, 2031, et les moins de 20 ans d'aujourd'hui seront à maturité en 2023 lors de la Coupe du monde organisée en France. Ce sont eux mon obsession, eux notre trésor national.» Et eux qui ramèneront peut-être la Coupe. Dès lors, battre ou ne pas battre l'Angleterre ce samedi, est-ce vraiment la seule question ? Un peu quand même…