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Libération
Récit

Cyclisme : Charles Planet, un sucré numéro

Le Français de la formation danoise Novo Nordisk s’est distingué samedi en s’échappant pendant près de 240 kilomètres lors de la classique Milan-San Remo. Son équipe est composée de diabétiques, qui bénéficient d’une autorisation permettant de se piquer en course.
Charles Planet, à Pouzauges (Vendée), lors du Circuit de la Sarthe, en avril 2017. (Photo Etienne Garnier.)
publié le 18 mars 2018 à 20h36

Premier exploit : un parfait inconnu de 24 ans, le coureur français Charles Planet, s'est échappé samedi pendant plus de 240 kilomètres sur la classique italienne Milan-San Remo, l'une des épreuves les plus légendaires du sport cycliste. Second exploit : il vit avec un diabète insulinodépendant (de type 1), comme les autres membres de son équipe, tous malades, parfois contraints de se piquer en pleine compétition pour abaisser le niveau de sucre dans leur sang. Et néanmoins à l'attaque. Samedi, dans une 109e édition de «la classique du printemps» aux accents héroïques et qui a permis de transgresser certaines conventions, le Sicilien Vincenzo Nibali, 33 ans, a montré qu'un ancien vainqueur du Tour de France (en 2014) n'avait pas toujours besoin d'un col du Galibier pour s'amuser, qu'il pouvait enflammer une petite montée en bord de mer : il s'impose avec moins d'une seconde d'avance sur les favoris, après sept kilomètres d'échappée. Pour Planet, c'était six heures d'effort en bout de fusil du peloton. Pour lui, le ciel était noir dans la plaine du Pô. La lumière ne s'est rallumée que lorsqu'il s'est fait rejoindre.

Un garçon sans souci

Planet a pris une douche fleuve à l'arrivée. Puis il a expliqué le pourquoi de sa journée : «On se rappelle davantage d'un coureur échappé que d'un coureur qui termine dixième. Et comme je ne suis pas capable de faire dixième de Milan-San Remo…» Il a fait la cassure une vingtaine de kilomètres après le départ, en abordant un rond-point dans les premières positions. «Quand je me suis retourné, il y avait un trou.» Autour de lui, huit autres coureurs, tous inconnus. La pluie se calme : Planet retire ses vêtements de protection. La pluie retombe et il prend froid. «J'ai senti que mes jambes passaient du mauvais côté.» L'échappée est avalée par le peloton à 40 kilomètres de l'arrivée. Charles Planet se classe 131e de l'épreuve avec 11 minutes et 40 secondes de retard sur Nibali.

«Je n'ai pas vu le temps passer, raconte-t-il. Sur le vélo, j'ai beaucoup pensé à ma famille, à ceux grâce à qui j'ai eu la chance de me retrouver là.» Depuis que les médecins lui ont diagnostiqué un diabète sérieux à l'âge de 8 ans, son père et sa mère se sont faits coachs, mécaniciens, masseurs, cuisiniers, chauffeurs de camping-car et parents. La maman est employée de mairie, le papa inséminateur dans les fermes de la région du Syndicat (Vosges). Ils ont monté leur propre équipe, investi leurs économies et leurs périodes de vacances. Charles est devenu l'un des vingt meilleurs vététistes français de sa génération. Et un garçon sans souci.

En 2013, il envoie une bouteille à l'océan : un CV à une équipe professionnelle américaine composée de diabétiques et financée par un laboratoire pharmaceutique. Il n'a pas de références valables en cyclisme sur route. Mais à cette époque, des vététistes comme Cadel Evans et Jean-Christophe Péraud sont parmi les favoris du Tour de France. Planet est embauché. Début 2014, il se distingue par une échappée pendant le Tour de Californie. Maillot du «coureur le plus courageux» parrainé par Amgen, un fabricant d'EPO qui n'a rien trouvé de mieux que faire sa pub grâce au vélo. Ça commence à sentir le médoc. Mais pure coïncidence pour un jeune cycliste sur lequel ne pèse aucune suspicion de tricherie. Son patron, Phil Southerland, adore son goût pour l'offensive : «Charles est un exemple de progression pour notre équipe. Sur les premières courses, il a dû se battre pour suivre le rythme du peloton. Ensuite, se battre pour attaquer. Bientôt, il se battra pour gagner.» Le manager américain ne perd pas une occasion de rappeler qu'une victoire pour son équipe, «c'est une victoire pour des millions de diabétiques». Il a lui-même cette maladie. Quand elle s'est déclarée, les médecins auraient dit à sa mère : «Nous avons une bonne et une mauvaise nouvelle. La bonne, c'est que votre fils va rester en vie pour le moment. La mauvaise, c'est qu'il a un diabète. Il va devoir prendre des piqûres d'insuline et il va probablement mourir avant ses 25 ans. Si tel n'est pas le cas, il sera, au choix, aveugle ou insuffisant rénal.»

Southerland raconte qu'il s'est mis au vélo pour faire mentir les toubibs. Puis il lance son équipe en 2008. Pressé, il veut participer à la Grande Boucle, le bon mégaphone pour répandre ce qu'il nomme un «message d'espoir». Il demande des fonds au labo français Sanofi et enrôle des coureurs non diabétiques de très bon niveau. Patatras, l'un d'eux, le Slovène Jure Kocjan, est contrôlé positif à l'EPO en 2012 et, même si le résultat n'est annoncé qu'en 2016, Southerland sent qu'il doit travailler sur des bases plus saines. Changement de plan en 2013 : l'équipe ne conserve que les coureurs diabétiques et s'associe au labo danois Novo Nordisk. Le nouveau maillot est orné d'un taureau avec un disque solaire entre les cornes. C'est Apis, le dieu égyptien de la force physique.

Le Tour en 2021 ?

Novo Nordisk fait du vélo sur tous les continents, du Japon au Rwanda - pays d’Afrique où elle distribue gratis des milliers de kits à insuline. Depuis trois ans, l’équipe est invitée sur Milan-San Remo, la plus longue classique au calendrier (301 km en comptant le défilé avant le départ). Serait-elle retenue par les organisateurs si le sponsor de l’équipe ne payait pas son pécule pour être aussi sponsor de la course ? Impossible à savoir. Mais les équipes qui veulent avoir leur place à la table des grands préfèrent mettre toutes les chances de leur côté, y compris les Français de Cofidis et les Russes de Gazprom pour qui la qualification à «la Primavera» n’est pas automatique. Transaction fréquente dans le vélo : l’organisateur vous accueille sur son épreuve si vous lui signez un chèque et si vous lui promettez d’envoyer vos coureurs dans les échappées matinales, histoire de créer un peu d’animation.

Parmi les autres «si», ses adversaires ont soulevé, jusqu’il y a peu, une question assez affreuse : Charles Planet serait-il passé professionnel dans une équipe traditionnelle ? Son diabète n’aurait-il pas joué en sa faveur ?

L'échappée de samedi apporte la réponse : Charles Planet s'est arraché à 50 km/h le long de la côte ligure, une authentique performance sportive. Montrant qu'il mérite sa place et son équipe aussi. Il reconnaît que le destin se goupille plutôt bien pour lui, mais souligne : «Je ne ferai jamais de mon diabète une excuse. Pour moi, ce n'est même pas une maladie. Je vis avec depuis mon plus jeune âge, je ne sais même plus à quoi ressemblait ma vie d'avant… Je suis un homme normal et je voudrais qu'on parle de moi comme d'un coureur normal.» Il espère disputer un jour le Tour de France. Sans en faire son obsession, au cas où il ne prendrait jamais le départ. Son équipe se donne jusqu'à 2021 pour obtenir une participation à la plus grande épreuve cycliste du monde. L'année marquerait le centenaire du premier traitement à l'insuline, découvert au Canada par Banting et Best.

Taille timbre-poste

Dimanche, Novo Nordisk a rendu publique la courbe de glycémie de Charles Planet pendant son échappée. On y voit que la brutalité de l'effort fait chuter son taux de sucre. Confirmation : le cyclisme serait bon pour la santé des malades. Mais le coureur a-t-il aussi pris de l'insuline pour éviter un pic ? Il s'excuse : «Je ne peux malheureusement pas répondre à la question. Nos données médicales sont protégées et réservées à Novo Nordisk.» Rien d'interdit dans tous les cas. Comme ses coéquipiers, le Français bénéficie d'une autorisation d'usage à des fins thérapeutiques (AUT), ce qui lui permet d'employer une substance normalement dopante.

A une époque où de nombreux coureurs se chargent aux corticoïdes sous prétexte d'être allergiques, Charles Planet insiste sur le fait que l'insuline ne supporte aucun détournement sportif : «C'est ce qui nous permet de vivre, pas de gagner des courses. Nous n'en tirons aucun avantage.» Du matin au soir, sa glycémie est contrôlée par un boîtier taille timbre-poste, fixé en bas du dos. Si la machine s'affole, le coureur sort de sa poche un «stylo» à insuline et se pique au bras. Il s'exécute en vitesse et en catimini. Pour ne pas renvoyer au cyclisme son lourd passé de seringues et parce que, malgré sa bravoure dans les échappées, il pense être un homme «discret».