Samedi 14 février 2005, Arsenal corrige Crystal Palace (5-1). Un carton comme un autre du champion d'Angleterre contre un second couteau de Premier League ? Non, une révolution : ce jour-là, aucun joueur anglais ne figure parmi les seize inscrits sur la feuille de match d'Arsenal. Dans le détail, ça donne six Français, trois Espagnols, deux Néerlandais, un Camerounais, un Allemand, un Ivoirien, un Brésilien et un Suisse. De l'inédit. Et Albion s'en offusque. Les éditorialistes défouraillent à ballons rouges sur le fossoyeur du foot anglais. Arsène Wenger se défend : «Je ne regarde pas le passeport des joueurs, mais leurs qualités.» Le coach, qui a annoncé vendredi qu'il quitterait Arsenal à la fin de la saison incarne mieux que quiconque les bouleversements qu'a connus le foot. Depuis 1996, l'année où il se pose sur le banc des Gunners, Wenger a vu le foot se financiariser et se mondialiser et sa popularité croître et puis dégringoler. Vénéré en France, mais plus controversé en Angleterre, il est apparu comme un bâtisseur ou un pleureur, un faiseur de miracles ou un égotiste paralysé par ses certitudes, un visionnaire ou un naïf, un modèle d'intégrité ou un maître ès duplicité. Les dix matchs que nous avons retenus racontent tout cela.
12 octobre 1996, Blackburn Rovers-Arsenal : 0-2
«Arsène who?»
«Qu’est-ce que ce Français connaît au foot, avec ses lunettes et ses airs d’instituteur. Et parle-t-il au moins l’anglais couramment ?» En septembre 1996, Tony Adams, taulier du vestiaire et des troisièmes mi-temps d’Arsenal, est sceptique à l’annonce du nom du futur manager du club. L’Evening Standard titre «Arsène who ?». Arsène Wenger, 46 ans à l’époque, est un ex-footballeur modeste, devenu un entraîneur ayant connu quelques succès : le championnat de France 1988 avec Monaco, avant des babioles exotiques à Nagoya (Japon). Pas de quoi faire fantasmer les fans des Gunners, auxquels on a fait miroiter Johan Cruijff et qui sont alors orphelins de George Graham, qui a permis au club de renouer avec les trophées, mais limogé un an plus tôt pour avoir touché de l’argent sur certains transferts. La mandature d’Arsène Wenger commence par une victoire chez les Blackburn Rovers, 0-2. C’est aussi le début de la légion française : Patrick Vieira et Rémi Garde ouvrent la voie.(Photo Reuters)
3 mai 1998, Arsenal-Everton : 4-0
Le Premier titre
Cette victoire scelle le premier titre de champion de l’ère Wenger : jamais un coach étranger n’avait décroché la timbale en Premier League. Son équipe traîne encore les oripeaux du «boring Arsenal» des années Graham, où les succès se construisaient d’abord sur la défense. Les Seaman, Adams, Bould, Winterburn, Dixon ou Keown tiennent encore la baraque. Devant, Dennis Bergkamp, Marc Overmars ou Nicolas Anelka laissent deviner les inclinations offensives du coach et la révolution stylistique à venir.
13 mai 1999, Arsenal-Sheffield United : 1-2
On refait le match
Ce match vaudra à Wenger de sortir des rubriques sports. En 8e de finale de la FA Cup, Arsenal rencontre Sheffield United, dont le gardien dégage volontairement en touche pour permettre à un de ses coéquipiers d’être soigné. Le fair-play commande que les Londoniens rendent la balle à l’adversaire : Arsenal n’en fait rien et marque. Tel un flic intègre refusant un écran plat tombé du camion, Wenger demande à rejouer : «Je tente de réparer un accident.» On refait le match. Arsenal gagne à nouveau 2-1. Ce jour-là, nombre de conseillers en com ont trouvé leur maître. Depuis, le french fair-play a laissé place à des imprécations contre les arbitres, les journalistes, les adversaires, voire les jardiniers, quand ça ne rigole pas pour Arsenal. Et ça ne rigole plus depuis un bail pour les Londoniens.
24 octobre 2004, Manchester United-Arsenal : 2-0
La fin des «Invincibles»
Un bon vieux Manchester-Arsenal des familles, avec penalty douteux et baston générale. Mais match historique : il marque la fin d'une série, commencée en mai 2003, de 49 matchs sans défaite (36 victoires, 13 nuls) des Gunners, qui ont remporté le championnat 2003-2004 invaincus, une première fois depuis le XIXe siècle. Depuis son arrivée, Wenger a gagné trois titres de champion et trois coupes : le «boring Arsenal» s'efface devant les «Invincibles». Il a transformé une bande de baroudeurs adeptes du fish and chips and beer (beaucoup de bière) en une formidable machine à jouer, à séduire et à gagner, emmenée par les Henry, Pirès, Vieira, Petit, Wiltord. Dans l'aventure, Wenger s'est forgé une image d'intégrité et d'élégance, pourvu d'un meilleur ennemi en la personne d'Alex Ferguson, manager de Man U. Les joutes entre les deux hommes pimenteront la Premier League des années durant. Derrière les querelles, un respect mutuel qui poussera, en 2011, Sir Alex à prendre la défense de saint Arsène jusque dans le bulletin interne de United : «Si les chiens hurlants finissent par avoir la peau de Wenger, qui mettra-t-on à sa place ? J'aimerais connaître le nom d'un technicien qui fera mieux que lui.»
14 février 2005, Arsenal-Crystal Palace : 5-1
Où sont les Anglais ?
Un carton comme un autre contre un second couteau de Premier League ? Non, une révolution : ce jour-là, aucun joueur anglais ne figure parmi les seize inscrits sur la feuille de match d’Arsenal. Dans le détail, ça donne six Français, trois Espagnols, deux Néerlandais, un Camerounais, un Allemand, un Ivoirien, un Brésilien et un Suisse. De l’inédit. Et Albion s’en offusque. Les éditorialistes défouraillent à ballons rouges sur le fossoyeur du foot anglais. Wenger (privé pour l’occasion de Sol Campbell et Ashley Cole) se défend : «Je ne regarde pas le passeport des joueurs, mais leurs qualités.» Deux ans plus tard, Michel Platini flinguera les méthodes de Wenger et sa propension à débaucher des jeunes dans les centres de formation un peu partout en Europe.
7 mai 2006, Arsenal-Wigan : 4-2
Farewell Highbury
Pour l’anecdote, on mentionne le score. Mais, en ce printemps 2006, l’important est ailleurs. Ce jour-là, Arsenal dispute son dernier match dans son stade historique d’Highbury. Depuis, il évolue à l’Emirates Stadium, du nom de la compagnie aérienne de Dubaï. Le contrat de naming est évalué à plus de 100 millions de livres (120 millions d’euros) sur quinze ans. Il propulse Arsenal dans une autre dimension et concrétise l’aboutissement de la stratégie financière de Wenger : on ne flambe pas sur le marché des transferts, on sécurise les rentrées avec un stade aux normes du foot business, apte à répondre aux besoins du spectateur-consommateur. A l’heure du fair-play financier, qui interdit en théorie à un club de dépenser plus d’argent qu’il n’en génère, Wenger espère en toucher les dividendes. Et obtenir une revanche contre les clubs qui ont gagné leurs succès à crédit.
17 mai 2006, Arsenal-Barcelone : 1-2
Losers magnifiques
Un match d’esthètes, qu’on aurait bien pu intituler Arcelone-Barsenal. De cette finale de Ligue des champions (la première pour Arsenal) disputée au Stade de France, entre deux équipes au style léché et assez proche, on retiendra l’incompréhension (feinte ?) de Robert Pirès, rappelé sur le banc par un Wenger contraint de réorganiser son dispositif tactique à cinq milieux de terrain, après l’expulsion de son gardien Jens Lehmann, à la 18e minute. Ce sera la dernière apparition de Bob au très haut niveau. A 10 contre 11, Arsenal réussit néanmoins à ouvrir le score, avant de s’incliner 2-1 dans le dernier quart d’heure.
22 mars 2014, Chelsea-Arsenal : 6-0
L’humiliation pour le 1000e match
La claque. Les Gunners encaissent un 6-0 à Stamford Bridge. Une déculottée d'autant plus douloureuse qu'elle est subie non seulement dans un derby londonien, mais en plus dans un match décisif pour le titre, qui s'échappe définitivement pour Arsenal. «C'est l'un des pires matchs de ma carrière» affirme alors le coach pour sa 1000e rencontre sur le banc. Après vingt minutes de jeu, les joueurs de Wenger étaient déjà menés 3 à 0. Une défaite d'autant plus humiliante qu'elle a lieu contre un homme que le Français déteste : José Mourinho. Les fans d'Arsenal sont en manque de titres et de stars. Depuis le départ de Thierry Henry en 2007, aucun joueur de son calibre n'est venu combler leurs espoirs. Ils ont vu filer Samir Nasri, Cesc Fabregas, Robin Van Persie. Et les reproches pleuvent sur le manager, trop pusillanime en matière de transferts, sur le thème : «C'est bien beau, les finances saines et la lose magnifique, mais onze salopards qui braquent un trophée, c'est pas mal non plus.» Les critiques ont notamment atteint un sommet un soir d'août 2011 et d'une terrible déculottée à Manchester United (8-2).
17 mai 2014, finale de la Cup, Arsenal – Hull City : 2-1
La fin de la disette
Arsenal tient sa chance. Le club touche enfin du doigt un titre qui lui échappe depuis neuf ans. Face à Hull City, 16e de Premier League et promu cette saison-là, les Gunners font figure de favori. Pourtant, le match commence mal. Les joueurs de Wenger encaissent deux buts en huit minutes. Ils reviennent progressivement dans la rencontre avant qu'Aaron Ramsey vienne délivrer les siens pendant la prolongation. Une Coupe d'Angleterre que les Gunners n'avaient plus soulevée depuis 2005, la onzième de leur palmarès. Quelques jours plus tard, Wenger re-signe pour trois ans, motivé par une enveloppe de 120 millions d'euros promise par les propriétaires. L'objectif : recruter des grands attaquants et renforcer la défense pour récupérer le titre qui joue la fille de l'air depuis dix ans. Mais Wenger n'est toujours pas prêt à casser sa tirelire pour s'offrir une superstar. A la colère des supporteurs qui ne taisent plus leur hostilité au coach.
13 mai 2018, Huddersfield-Arsenal: 0-1
La der des der
Un autre dimanche d'émotion. Le week-end précédent, c'est l'Emirates Stadium qui a rendu un émouvant hommage à l'Alsacien pour son dernier match à domicile. Ce dimanche pour Wenger fait ses adieux à Arsenal sur la pelouse d'Huddersfield. Une rencontre sans enjeu: les Londoniens ont assuré leur qualification pour l'Europa League; un vulgaire pis-aller pour les supporters. Déjà la saison dernière, Arsenal n'avait pas réussi à se qualifier pour la Ligue des champions, qu'il n'avait pas manqué depuis 1998. Quelques semaines plus tôt, Arsenal sortait en demi-finale de cette même sous coupe d'Europe. e match aller contre l'Atletico Madrid symbolise tragiquement ce qu'est devenu l'Arsenal de Wenger: menant 1-0 et à 11 contre 10, les Gunners monopolisent le ballon, multiplient les actions dangereuses mais se font planter un but en fin de match par Griezmann qui n'avait quasiment pas touché la gonfle de toute la partie. Battu au retour, Arsenal ne verra pas la finale et termine 6e de la Premier League, la pire saison des années Wenger. Mais en ce 13 mai, l'heure est à l'hommage. Wenger entre sur la pelouse sous les applaudissements. A la 22e minute (pour 22 ans), les spectateurs se lèvent pour l'ovationner. Pour l'anecdote, on retiendra que Wenger part sur une victoire, que le dernier buteur sous son ère se nomme Patrice Aubameyang.
We're not crying, you are#MerciArsène pic.twitter.com/fjS2tbJUnz
— Arsenal (@Arsenal) May 13, 2018
Wenger part et les Gunners apparaissent définitivement décrochés par Manchester City, Manchester United et Chelsea qui, depuis 2004 et le dernier sacre d'Arsenal, ont raflé 13 titres en quatorze ans. Cette saison, les rumeurs de départ d'Arsène Wenger se faisaient de plus en plus grandes malgré un contrat qui courrait jusqu'à juin 2019. On lui a prêté de nombreux remplaçants de Rafael Benitez à Luis Enrique en passant par Patrick Vieira. Wenger laisse trois titres de champion et sept Coupes d'Angleterre dans l'armoire à trophées. A l'annonce de son départ, l'ancien gardien d'Arsenal, David Seaman, espérait qu'on pourrait «désormais lui accorder le respect qu'il mérite». Quant à son ex-meilleur ennemi, Alex Ferguson, il avait salué «l'un des plus grands managers de l'histoire de la Premier League : j'ai beaucoup de respect pour son talent, son professionnalisme et sa détermination et pour le travail qu'il a fait à Arsenal. Je suis fier d'avoir été le rival, le collègue et l'ami d'un tel homme.»
(1) Cet article reprend en partie, un article publié en mai 2014 à l'occasion du millième match d'Arsène Wenger sur le banc d'Arsenal.