Du jamais vu depuis Floyd Landis sur le Tour de France 2006. Ce vendredi, le Britannique Christopher Froome a renversé le Tour d’Italie en parcourant en solitaire les 80 derniers kilomètres d’une étape de montagne en direction de Bardonèche, sur les hauteurs de Turin. Ses adversaires n’ont pas réussi à lui reprendre du temps, ni sur le plat, ni dans les bosses. Froome s’impose avec plus de 3 minutes d’avance et passe ainsi de la quatrième place du classement à la toute première. Déboulonnant son compatriote Simon Yates qui paraissait intouchable et boit le bouillon avec 38 minutes de retard. Magie du sport : Froome, qui aurait pu être interdit de départ si la justice sportive ne traînait pas tant (il a subi un contrôle «anormal» au salbutamol en septembre passé) risque de triompher. Il ne lui reste plus qu’une étape de cols à contrôler samedi – la dernière journée, dimanche, est dévolue aux sprinters.
Ce pourrait être l’ultime prout de ce Giro sur coussin péteur. Une farce tordante, avec le concours des supporters italiens : vendredi, Froome était poursuivi par un faux infirmier et un bonhomme déguisé en tube de ventoline géant. On n’y pompe rien. Chris Froome ne devrait pas courir mais il s’achemine vers un sacre en bonne et due forme. Simon Yates, inattendu à ce niveau, insolent vainqueur de trois étapes, grimpeur qui se découvre bon rouleur, craque in extremis. Son camarade Esteban Chaves, qui faisait jeu égal avec lui et pouvait offrir un doublé à l’équipe australienne Michelton, s’est dégonflé il y a une semaine, comme ça, d’un coup, sur une étape sans gros relief. Quant au petit roi de la montagne, Fabio Aru, il a chatouillé le king du contre-la-montre Tony Martin lundi, ce qui a bien fait rire ce dernier sur les images télé. Mais que faire, sinon pouffer de rire ?
Les scénaristes de telenovela peuvent se rhabiller devant ce Giro, avec les morts qui reviennent et les vivants qui glissent sur des peaux de banane. Le spectacle est extraordinaire. Très loin de l'ordinaire du Tour de France qui finissait presque par devenir rationnel (et, donc, plat). Est-ce une pure histoire de dopage ? Souvenirs. Il y a vingt ans, Alex Zülle, le rouleur-grimpeur qui défiait Marco Pantani, le grimpeur-grimpeur, avait explosé subitement sur le Giro pour cause de corticoïdes mal réglés. L'affaire Festina a suivi. En 2006, Floyd Landis avait sombré sirènes hurlantes dans le Tour avant de s'échapper seul le lendemain, à la Froome. L'affaire Landis (contrôle positif à la testostérone) a suivi. Mais les prestations en dents de scie peuvent aussi montrer qu'un athlète est «humain». À vrai dire, le baromètre est cassé. Le ressenti des coureurs est-il plus fiable ? L'un des participants au Giro balance à Libé : «On est revenu en 1997.» Du temps de l'EPO, donc ?
L’EPO. Période faste. On s’esbaudissait de ce qu’on brûlait ensuite. On n’était pas dupe mais on jouissait de flinguer les limites. L’hormone interdite effaçait la fatigue et creusait le suspense. Plaisirs coupables. On participait au massacre des gladiateurs. Quel «beau» massacre ! Dans une veine approchante, la gravité d’un possible retour en arrière mais l’espièglerie de la blague assumée, le Giro 2018 rend au vélo son air coquin et au spectateur sa mauvaise conscience, ce choix difficile entre l’éthique et le cirque animalier. L’ambiguïté qui fait qu’on aime, même quand on déteste. Le scandale dans la joie. Et ce n’est pas fini. Samedi, l’Italien Davide Formolo, relégué à un quart d’heure de la première place, pourrait déboulonner Chris Froome en attaquant «en facteur» au kilomètre zéro. Après tout, pourquoi pas ?