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Ligue des champions : une finale à contre-pied

Samedi soir, le dernier match de la coupe d’Europe de football réunit deux clubs légendaires que tout oppose. D’un côté, l’ultrariche et dominateur Real Madrid, de l’autre, l’héroïque mais inattendu Liverpool FC.
Le stade olympique de Kiev le 25 mai, à la veille de la finale de la Ligue des champions. (Photo Lluis Gene. AFP)
publié le 25 mai 2018 à 19h46
(mis à jour le 26 mai 2018 à 9h09)

A force d'électrocuter ses adversaires (5-0 sur la pelouse de Porto en février, 3-0 face au Manchester City entraîné par Pep Guardiola en avril, 5-0 en une heure face à l'AS Roma en mai) sur le front européen, le FC Liverpool de Mohamed Salah et consorts disputera samedi à Kiev une finale de Ligue des champions que tout le monde espère dans la lignée d'une édition 2017-2018 délirante. C'est-à-dire sous amphétamine : joueurs - pour la plupart - ordinaires promis à la défaite dans une configuration «classique» face à un Real Madrid vainqueur de trois des quatre dernières éditions de la compétition, les sociétaires du club de la Mersey deviennent des démons passé un certain seuil de rythme et d'intensité, ressuscitant une époque (la leur : fin des années 70, début des années 80) où l'énergie et le courage inversaient les rapports de force les mieux établis.

Tout oppose Madrid et Liverpool : l’approche des entraîneurs respectifs, le rapport à la mémoire du club ou à la Ligue des champions ainsi que le type de joueurs qui remplissent les deux vestiaires. La finale de la Ligue des champions 2018 en miroirs et en quatre points.

Les entraîneurs : «contrôle passe» contre folie douce

Zinédine Zidane est une machine à fabriquer du secret : à croire qu’un type passe après lui pour faire signer une décharge «rien vu, rien entendu» au boulanger qui vient de lui vendre une baguette. Le journaliste Romain Molina est cependant tombé sur une mine à ciel ouvert  : l’équipe réserve du Real Madrid, que le maestro entraîna entre août 2014 et janvier 2016, avant d’être appelé à diriger l’équipe première. Là, tout le monde parle. De petites choses : l’humanité (forcément calculée, dans un contexte de professionnalisme et de performance) envers les joueurs blessés, le ton et les modulations qui s’affirment au fil des mois, une certaine propension à voir ses propres joueurs trop beaux. Et, par-dessus tout, une séance d’entraînement comme une somme de problèmes pratiques à résoudre, où le champion du monde prend la place sur le terrain d’un dribbleur invétéré pour réinstaller le basique «contrôle, puis passe vers l’avant» sur lequel prospéra le joueur. Il faut imaginer le reste. L’absence du mot «philosophie» dans son discours : il laisse entendre un double effacement. A la fois de sa personne (il est au service des joueurs) et d’une doxa qui contraindrait la liberté de ceux qu’il entraîne, comme si la fonction de coach le cantonnait par nature dans la marge. La lumière n’est pas pour lui.

Alors qu'elle est descendue sur Jürgen Klopp depuis son premier jour à Liverpool, le 9 octobre 2015, rire tonitruant, professions de foi en rafale : «S'il y a quelque chose que je ne ferai jamais dans ma vie, c'est bien voter à droite.» Et propension à mettre des pans de vérité au cœur de sa communication disant la maestria. Un mystère : la valeur individuelle suspecte de certains éléments (Trent Alexander-Arnold, James Milner, Georginio Wijnaldum, Dejan Lovren, le gardien allemand Loris Karius) alors que la Ligue des champions post-arrêt Bosman concentre les 120 meilleurs joueurs du monde dans six ou sept clubs, ce qui interdisait les surprises. Avant que ce Liverpool-là ne déboule en majesté. Klopp est un illusionniste.

La mémoire : souvenir de déluge contre culture de l’instant

De Rome en 1977, première (3-1 contre les Allemands de Mönchengladbach) des cinq victoires en Ligue des champions, jusqu'au miracle d'Istanbul 2005 contre le Milan AC (0-3 à la pause contre les Anglais, qui s'imposent finalement aux tirs au but), les cinq trophées figurent sur cette photo de couverture de la page Facebook de Liverpool. Suivi d'un autre en grisé : Kiev 2018. Suite possible d'un puzzle sans fin. Sur le site officiel, les témoins des épopées racontent, donc les deux plus grands joueurs du club. Kenny Dalglish puis Steven Gerrard : «[Ceux qui disputeront la finale de samedi] ont la chance de changer leur carrière, mais aussi leur vie. […] Ils ont toutes les raisons d'avoir confiance en eux car s'ils sont en finale, ce n'est pas par hasard. Prends la responsabilité qui incombe à tout joueur de Liverpool et donne tout.»

L'Espagnol Xabi Alonso, sacré à la fois avec Liverpool et le Real : «Ça se sent, [les joueurs de Liverpool] peuvent battre n'importe qui sur un match, notamment à Anfield, qui leur a donné des ailes. En finale tout peut se produire.» La transmission d'une posture d'outsider transcendée par l'émotion : l'intensité comme vertu cardinale. On appuie sur un bouton et ça repart. Le foot comme un déluge. Côté madrilène, l'approche de la finale aura été plus clinique : les grands anciens n'ont pas leur place ou plutôt si, mais en coulisse, dans les instances. Ou bien pour accueillir les arbitres. Douze Ligues des champions, ou treize, en cas de succès à Kiev, quelle différence ? Pour la presse madrilène, l'enjeu est autrement contemporain : est-ce que le capitaine Sergio Ramos remportera une quatrième C1 en cinq ans ? Est-ce que Zinédine Zidane fera la passe de trois ? Celui-ci a montré la voie dans la semaine : «Nous sommes le Real Madrid et nous voulons toujours plus.» L'oubli comme moteur, pour mettre le feu aux fesses des acteurs.

Malgré ses deux Ligues des champions remportées en dix-huit mois seulement, l'entraîneur madrilène était fragilisé cet hiver, en amont du 8e de finale remporté (3-1, 2-1) contre le PSG : le Real est un club où le passé ne pèse rien de plus que les quelques mots de circonstances prononcés pour faire l'oraison funèbre de ceux que l'on vire. Une pure culture de l'instant.

Le milieu du Real Madrid, Luka Modric. Photo Stéphane Boué. Presse Sports

Les joueurs, Luka Modric et Dejan Lovren : si loin, si proches

Pour point commun au Madrilène Luka Modric et au Liverpuldien Dejan Lovren, internationaux croates : le Dinamo Zagreb pour apprendre le football. Et l’Inter Zapresic, à 40 minutes de Zagreb, en 2004-2005 pour Modric, entre 2006 et 2008 pour Lovren. Pour le reste, lorsque le rugueux Lovren pose sa carrure (1,88 mètre pour 84 kilos) et son leadership au cœur de la défense du meilleur club croate, il est déjà l’heure pour l’élégant Modric d’exporter sa finesse à Londres. Tottenham signe un chèque de 21 millions d’euros. L’Olympique lyonnais sortira Lovren de Croatie pour 8 millions en 2010. La suite : le gringalet (1,73 mètre) Modric, propre sur lui, une boîte de caviar dans chaque main (13 buts et 15 passes décisives en 127 matchs de Premier League), s’impose comme l’un des deux ou trois meilleurs milieux de terrain de la planète et transforme les matchs en opéras, entre raffinement technique et maîtrise surnaturelle du tempo ; les pleins et les déliés. Sa finesse et son influence le destinent au Real : il signe en 2012 et ramasse trois C1 (2014, 2016, 2017), signe qu’un guerrier sommeille sous le magicien.

Lovren, lui, n'a pas fait de miracle à Lyon ou Southampton. Il disait lundi : «Jouer la finale de Kiev, c'est un rêve. J'ai toujours rêvé de soulever le trophée, c'est ma plus grande chance, peut-être la seule. […] Eux [Modric et Mateo Kovacic les deux Croates du Real, ndlr] en ont déjà trois, ils sont habitués.» La lutte des classes. Mais un terrain commun : les tribunaux. En 2016, la justice croate décide de nettoyer son football et sollicite Modric et Lovren pour faire tomber l'homme qui tire les ficelles : Zdravko Mamic, ancien président du Dinamo, accusé de corruptions, de fraude fiscale et d'agressions, parfois avec l'aide du pouvoir. Lors d'une première audition, Modric explique le système : une aide en début de carrière puis des versements illégaux à Mamic au moment d'être transféré en Europe occidentale, pour «payer [sa] dette». En juillet 2017, la star se rétracte. Une semaine après, Lovren, dont l'appartement à Zagreb vient d'être mis à sac, est mutique devant les enquêteurs. En mars, Modric a été inculpé pour faux témoignage. Une enquête est également ouverte sur Lovren pour les mêmes raisons.

Le rapport à la Ligue des champions : plaie ouverte contre danseurs de tango

La scène remonte à avril 2005, un écho à la page la plus sombre de toute l'histoire des coupes d'Europe : les 39 supporteurs italiens morts par écrasement au Heysel de Bruxelles vingt ans plus tôt, un soir de finale de C1 remportée par la Juventus de Turin contre les Reds pendant que l'on ramassait les cadavres en tribune. En 2005, donc, les deux clubs se retrouvent à Anfield pour un quart de finale de Ligue des champions et les supporteurs anglais, en signe d'apaisement mais en aucun cas d'excuse, multiplient les messages amicaux envers les fans de la Juve. Ceux-ci les refusent et tournent le dos au kop anglais, refusant de refermer une plaie toujours ouverte si l'on en juge par la réticence féroce des supporteurs de Liverpool à évoquer le Heysel et ses conséquences : la radiation au long cours des compétitions européennes du FC Liverpool et des clubs anglais, puis le virage sécuritaire qui a suivi - escortes policières, vidéosurveillance dans les stades, obligation de pointer au commissariat à l'heure des rencontres pour les contrevenants et, last but not least, augmentation du prix des places pour changer la sociologie des tribunes.

Au vrai, le club de la Mersey occupe une zone rien qu’à lui, à la fois coupable et martyr, serviteur ô combien dévoué (cinq Ligues des champions en vitrine, soit trois de plus que Manchester United et Nottingham Forest, les deux clubs anglais qui suivent derrière) d’une compétition dont il furent aussi, par ailleurs, un emblème honteux et sanglant. On parle ce printemps de réintroduire les spectateurs debout dans les stade de Premier League, pour la mémoire et la ferveur : sans surprise, le stade de Liverpool servira de juge de paix.

Pour le Real Madrid, c’est autrement suave et organique : des danseurs de tango. Authentiques. Lors des raouts suivants les tirages au sort, la palanquée de grands anciens - l’ex-attaquant devenu président des affaires sportives Emilio Butragueno, l’ex-Ballon d’or brésilien Ronaldo... - devenus ambassadeurs du club glissent sur les tapis et passent la main dans le dos des puissants. Le but ou la conséquence, on ne sait : les deux ou trois coups de sifflets de l’arbitre qui font un résultat. En coupe d’Europe, le Real et ses douze Ligues des champions jouent toujours à domicile.