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Cyclisme

Le Giro où Chris Froome a cessé d'être gentil

Le coureur britannique, sous le coup d'une procédure disciplinaire, s'est imposé en force et dans les derniers jours sur le Tour d'Italie.
Au début de la 21e et dernière étape du Giro, dimanche. (Photo Luk Benies. AFP)
publié le 27 mai 2018 à 19h11
(mis à jour le 27 mai 2018 à 20h11)

Tour d'Italie, le 28 mai 2010. Un coureur inconnu des foules, gras comme un camembert au four, est exclu par les commissaires pour s'être accroché à une moto dans le col du Mortirolo, l'une des pires montées d'Europe, et s'être fait remorquer en douce, quelques dizaines ou centaines de mètres. C'était Christopher Froome. Qui jure qu'il comptait abandonner ce jour-là à cause d'une douleur persistante au genou. Tricher ? Pas lui, vous n'y songez pas. Un an plus tard, le pâle équipier perd son gras et devient un favori des grands tours. Encore sept ans de plus et il réapparaît sur le Tour d'Italie (le Giro), ce printemps, donc, et remporte le classement général grâce à une échappée monstre de 80 kilomètres, vendredi, à Bardonnèche. Un exploit, une vengeance et une pagaille. Le peloton et les fans de vélo n'avaient pas été aussi sonnés et divisés depuis les riches heures de Lance Armstrong (1999-2005).

Perplexité

Le cas Christopher Froome pose trois problèmes. D'abord, le Britannique, leader du Team Sky, a participé au Giro alors qu'il est sous le coup d'une procédure disciplinaire pour un contrôle «anormal» au salbutamol (doses carabinées de ventoline) pratiqué en septembre. C'est son droit de courir en attendant sa comparution devant le tribunal de l'Union cycliste internationale, mais il pourrait désormais perdre ses victoires officielles. Deuxième sujet de controverse : Froome a semblé hors de forme au début du Giro avant de gagner une étape, le 19 mai, et celle, magistrale, de vendredi.

Ses adversaires ont certes, tous, oscillé entre l’extra et la défaillance, et les baisses de régime soudaines prouvent tout aussi bien qu’un coureur est chargé jusqu’à la gueule que le contraire, propre et faillible. Mais, pour Froome, la fragilité est nouvelle. Pour clore cette perplexité hysté­rique entre les supporteurs et les antis, on se jette des assiettes à propos de son échappée rare de vendredi : performance impossible ou dans les clous de la physiologie logique ?

Parmi ceux qui ont un doute, le coureur néo-zélandais George Bennett (Team Lotto NL-Jumbo), huitième au général, a déclaré : «Vous rigolez ? Il nous a fait une Landis ! Jésus !» Comme ce n'est pas spécialement un compliment, mais une référence à la prouesse solitaire de Floyd Landis dans le Tour de France 2006, annonciatrice d'un contrôle positif à la testostérone, Bennett a été obligé de rétropédaler par la voix de son employeur, qui nous fait croire que cette réaction à chaud était une marque «d'admiration» envers Froome. Un autre Néo-zélandais, Gregory Henderson, a publié sur Twitter des bonshommes qui se fendent la poire. L'ancien cycliste connaît son Froome sur le bout des doigts, c'était son équipier sur le fameux Giro 2010.

Dans le camp des défenseurs, «Chicken» Michael Rasmussen, le dopé repenti, affirme que l’énormité de l’échappée vers Bardonnèche n’est pas si énorme. D’autres dégainent des cosinus de pente inversée et des calculs de baignoires qui se remplissent, pour nous expliquer que Froome n’a jamais été mis en danger par ses adversaires ce jour-là, qu’il a creusé son avance en descente. Oubliant que la majeure partie du parcours était plate avec un vent de face. Principe des grands mythes, dont le vélo est une filiale franchisée : chacun voit ce qu’il a envie de voir.

Fouets

En l’absence de certitude totale, on pourra déguster comme un ouzo les paroles de David Walsh, poète insoupçonné et spécialiste ponts et chaussées. Le journaliste d’investigation ­irlandais et biographe de Chris Froome (oui, les deux à la fois) nous raconte, au premier degré, que la route sans goudron du col du Finestre, théâtre de l’exploit, rappelait à «Froomey» les chemins de brousse de son Kenya natal…

A 33 ans, le tour de force est exceptionnel. Un bras d’honneur à la Armstrong. Une cassure avec son image de candide, ses manières d’enfant bien éduqué, son filet de voix comme une source d’Auvergne, sa carrière construite à bas bruit, dans le déni des polémiques qu’il sème (son appartenance à Sky, le team épinglé par une commission d’enquête parlementaire britannique pour son laxisme médical ; les accusations d’usage d’un vélo à moteur, jamais prouvées mais collant à ses chaussettes).

Froome n’est plus gentil. Il éclabousse vendredi par une attaque au long cours, loin de ses habituels démarrages millimétrés. Il gagne sans partage le maillot rose du vainqueur plus celui du meilleur grimpeur. Samedi, il faisait même le sprint à l’arrivée, laissant la concurrence en confettis. Le public qui aime les «champions à tout prix» fond en guimauve. Cette fraction aime les coureurs rugueux, l’œil sadique, qui se cognent de leur réputation et pédalent avec des fouets. Coup de maître : au départ du Tour de France, le 7 juillet en Vendée, Christopher Froome pourrait être accueilli par des cris d’amour, lui qui, avant ce Giro, semblait acquis à des huées seulement.

Le scandale et l’impression de panache en course ont fabriqué un nouveau héros. Par la même occasion, le Britannique met l’UCI dans l’embarras, la fédération qui va y réfléchir à deux fois avant de destituer cette figure de poids. Comme les banques en période de crise, pardonnées et renflouées, Chris Froome est désormais «too big to fail» («trop gros pour tomber»). Ce qui ne protège d’aucun krach mais permet de gagner du temps, sauver les apparences et raconter quelques belles histoires au coin du feu.

Post-scriptum. Dimanche, la dernière étape du Giro, tracée autour de Rome, s'est conclue au sprint par la victoire de l'Irlandais Sam Bennett, mais elle était en réalité neutralisée, sur demande expresse de Christopher Froome. Le Britannique fait manifestement partie de ceux qui pensent que la dernière étape est une parade de majorettes, comme les tours de manège sur les Champs-Elysées lors du Tour de France. Selon lui, pas question de risquer la moindre chute et de perdre au dernier moment le maillot de leader acquis de haute lutte dans la montagne. Caprice exaucé : on ne refuse plus rien à l'ado rebelle, qui a ainsi parcouru cette étape avec ses potes mais en faisant bande à part, dix minutes derrière le vrai peloton, passant en quelques jours du cycliste impérial au cyclotouriste qui sifflote au milieu des jonquilles.