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Libération
Reportage

Foot : chez les Bleus, l’aloi du silence

Alors que l’Equipe de France bouclera samedi ses matchs de préparation face aux Etats-Unis, les mots des joueurs à l’intérieur ou à l’extérieur de la sélection montrent la volonté de Didier Deschamps d’avoir un groupe à sa main, sans débat, contradiction ni altérité.
Didier Deschamps (à gauche) et ses joueurs, à Clairefontaine le 30 mai. (Photo Franck Fife. AFP)
publié le 7 juin 2018 à 18h06

Trois semaines de rassemblement avant le Mondial russe (14 juin au 15 juillet) et l’ultime match de préparation des Bleus, samedi à Décines contre la sélection américaine : la vie des Bleus à Clairefontaine comme un long fleuve tranquille. Réduisant ainsi l’observateur à travailler par effet de contraste et à écouter les absents : le milieu du Paris-SG Adrien Rabiot un jour, Franck Ribéry toujours, les défenseurs Lucas Digne et Aymeric Laporte en appoint. Ceux que le sélectionneur tricolore, Didier Deschamps, a laissés sur le bord de la route : les sacrifiés. Et ils disent quoi, ces sacrifiés ?

«Un bon joueur et un super mec»

Initialement prévu dans un rôle de «suppléant» censé s'entretenir physiquement pour pallier une éventuelle blessure des 23 joueurs sélectionnés pour le Mondial russe, Rabiot, furieux, a claqué la porte fin mai en expliquant que sa mise à l'écart «ne répond pas à un choix sportif», manière de dire que Deschamps a ses têtes, deux d'entre elles (les attaquants Florian Thauvin et Nabil Fekir) partageant par ailleurs le même agent (Jean-Pierre Bernès) que le sélectionneur. Ce qui ne dit pas le conflit d'intérêts - dans le passé, le sélectionneur a liquidé sans état d'âme Jérémy Menez ou Samir Nasri, également conseillés par Bernès - mais la volonté de «tenir» les joueurs par le plus de bouts possible. La sortie médiatique de Rabiot (23 ans) aura dessiné en creux une qualité que le Parisien n'a pas et qui est aveuglante chez les joueurs aperçus aux points presse à Clairefontaine depuis deux semaines : la docilité, ce qui permet à Deschamps de parler de «logique de groupe», puis de «choix sportif» car le foot se joue à onze et que le rôle d'un remplaçant dans un tournoi international - deux mois de vie commune - consiste à fermer sa gueule.

Ainsi, les «choix sportifs» de Rabiot ne sont pas les mêmes que ceux de Deschamps, qui n'a jamais oublié le silence héroïque à l'issue du Mondial brésilien de 2014 d'un Olivier Giroud, que Karim Benzema avait décidé de laisser sécher sur pied - il ne lui avait ni refilé le moindre ballon ni effectué les courses et appels susceptibles de lui donner de l'air - lors d'un 8e de finale tout tordu face à la mystérieuse sélection nigériane. Lequel Giroud s'est penché avec des mots choisis sur la fracassante sortie médiatique de Rabiot : «Je peux comprendre sa déception, mais il faut réfléchir aux conséquences. Adrien est un très bon joueur. Et un super mec.»

Il n’a pas parlé d’un «super joueur» et d’un «très bon mec» : manière de laisser entendre que Rabiot a parlé au-dessus de ce que son niveau objectif lui aurait permis de le faire (dans le volapük tricolore, tous les joueurs de l’équipe de France ont un «très bon niveau») tout en exprimant une tendresse liée à la jeunesse («super mec») et en lui montrant le seul chemin qui vaille dans le contexte de la mandature Deschamps : grandir.

Force de contention

Mais c'est quoi, au juste, grandir ? Et c'est là que Ribéry arrive en majesté, tweetant à propos du cas Rabiot depuis Ibiza en plein ramadan avec force émojis (un pouce levé, un téléphone…) : dis, Didier, il te reste une place de suppléant ? J'arrive, Didier ! Chauffe-moi la place ! Demi-finaliste de la Ligue des champions en mai, ce qu'un seul (Raphaël Varane) des 23 sélectionnés pour la Russie peut faire valoir, l'attaquant munichois de 34 ans est un géant, un être bigger than life que rien ni personne n'a jamais pu couler : ni sa garde à vue dans l'affaire Zahia (une prostituée mineure qu'il a fréquentée), ni son arrivée pharaonesque en claquettes sur le plateau de Téléfoot quatre heures avant la grève du bus de Knysna en Afrique du Sud, ni même les blessures au dos qui le faisaient hurler dans les salles de soin de la Säbener Strasse du Bayern Munich, jusqu'à glacer le sang de ses voisins de vestiaire. Ribéry, c'est autre chose. Et si, mollement allongé sur une plage des Baléares, il se fout de la gueule non pas de l'équipe de France, mais de la manière dont elle fonctionne aujourd'hui, c'est qu'il considère ses successeurs comme des moutons, tout juste capables de dire bonjour à la dame et de sortir trois phrases sur le groupe qui vit bien quand on leur tend un micro.

Il en est des Bleus comme du reste. Le corollaire de la docilité, c'est le silence. Partant, ceux qui parlent sont rejetés dans les marges de la civilisation tricolore, Ribéry un jour parce qu'il rappelle Knysna et qu'il faut faire de la place à un Antoine Griezmann à l'image autrement virginale, Benzema parce qu'il explique que son sélectionneur «a donné raison à une partie raciste de la France» en l'écartant en amont de l'Euro organisé à domicile, Rabiot demain, peut-être bien le défenseur de Manchester City Aymeric Laporte dans le même mouvement parce qu'il a retweeté la lettre de Rabiot expliquant pourquoi il a claqué la porte des Bleus. On sort le fautif. Puis le fautif suivant. Puis celui d'après : les modèles autoritaires n'excluent pas les dérapages, peut-être même qu'ils les attisent dans certaines circonstances, et puis on parle de foot, cet objet contradictoire construit partout dans le monde selon un schéma pyramidal alors que le pouvoir est au joueur, c'est-à-dire qu'il est partout.

Deschamps est une force de contention. Jusque dans l'animation de son équipe, un combat solitaire et quotidien : «Les joueurs ne sont jamais aussi forts qu'à travers le groupe, expliquait-il en début de stage. Je le leur rabâche sans cesse, je le dis à l'un, à l'autre… Je dois toujours les replacer par rapport au groupe.» En interne, le coach des Bleus a son homme : Adil Rami, revenu dans le groupe à la faveur de la blessure de Laurent Koscielny et qui déboule sur les points presse en prenant l'assemblée des journalistes en photo parce que c'est «une ambiance bien mignonne», «comme au cinéma». Pourtant, Rami avait bel et bien allumé Deschamps par voie de presse avant un Euro 2016 qu'il avait raccroché (déjà) grâce à une blessure, celle de Jérémy Mathieu : lui a eu droit au pardon. Sans doute parce que les mots d'un Rami confessant «parfois dire de la merde» lors de ses années lilloises ne portent pas bien loin. Surtout, l'ancien jardinier municipal est un homme heureux de son sort, et heureux aussi de le montrer. «Ce n'est pas lié au foot, explique-t-il. Même à la maison, je suis comme ça. Ma mère me dit que je suis le seul de la famille à sourire le matin. Lors des rassemblements des Bleus, je suis le premier à descendre prendre le petit-déjeuner.»

La sélection tricolore : un espace neutre. Voulu comme tel depuis le crash de Knysna en 2010, conçu pierre par pierre par une administration fédérale qui a trouvé le moyen de faire disparaître un joueur à 81 sélections (Benzema) des différents comptes internet liés à la Fédération comme les Soviétiques effaçaient les dissidents des photos officielles : une zone neutre dont Deschamps est à la fois l’ingénieur en chef et le gardien. Ce qui pose deux questions, et non des moindres.

La première : étant entendu qu’à ces altitudes la performance prend toujours sa source dans le fracas égotique et la mégalomanie, et que l’on ne vienne pas nous embrouiller avec la soi-disant humilité d’un Zinédine Zidane qui n’adressait pas la parole aux trois quarts de ses voisins de vestiaire du temps de sa splendeur de joueur, quid de l’équipée russe des Tricolores, ou plutôt : jusqu’où ?

La seconde, à la portée philosophique : le sport est-il fondamentalement un espace de liberté se nourrissant de la contradiction, de la marginalité et du débat, ou bien peut-il s'ouvrir - auquel cas un titre de champion du monde serait une preuve - à une tentative fermée et autoritaire, où un capitaine explique sans rire faire tomber à dessein des tombereaux de banalités et de contre-vérités la veille des matchs au nom de la «protection» du groupe ? Pas impossible que les Bleus réussissent ce coup-là.

Pogba tient le crachoir devant Macron

Après tout, le foot est à tout le monde. A ceux qui ouvrent les portes comme à ceux qui les ferment. Et la nature a horreur du vide, expédiant sur le front d'une compétition internationale une génération de surdoués (Kylian Mbappé, Ousmane Dembélé, Nabil Fekir, Antoine Griezmann) venue combler numériquement (et médiatiquement) les bataillons de joueurs à la personnalité XXL (Benzema, Ribéry, Hatem Ben Arfa…) gisant dans le fossé depuis l'arrivée de Deschamps en 2012. La grande, très grande affaire de ce Mondial russe est qu'il en reste un dans la barque : le milieu Paul Pogba, capable de dévaler un bon quart de l'interview-fleuve qu'il a accordée à France Football en parlant de lui à la troisième personne du singulier. On s'est longuement étendu (lire Libération du 26 mars) sur le gaillard, mélange très particulier de mégalomanie, de charisme et de courage : à ce stade, il est bien le seul à dire ce qu'il pense (ou à peu près) quand on lui tend un micro. Une info : lors du déjeuner de mardi avec Emmanuel Macron et pendant qu'Olivier Giroud entreprenait l'épouse du Président sur l'éducation londonienne de ses enfants, le milieu mancunien a tenu le crachoir tout du long. «On voit bien qu'il est le taulier, raconte un témoin. C'est lui qui fait les blagues, lui qui déclenche les rires.» Et qui assume avec superbe hors du terrain un leadership qu'il sait fragile sur la pelouse : «C'est comme si on me disait : "Je te donne cette maison mais tu n'auras pas les clés"», manière de dire que Deschamps l'enferme dans des consignes bridant son ethos de joueur. Celui-ci pèse lourd : «Je suis l'homme qui est jugé autrement», c'est un peu le soleil de minuit dans la galaxie tricolore. De son côté, le sélectionneur fait valoir le «collectif», la «logique de groupe» et tout le reste. On peut y voir Deschamps dans son rôle, ou bien une instrumentalisation du sportif visant à faire taire les voix dissonantes. Réponse dans six semaines : les résultats décideront du prisme.