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Libération
Mondial 2018

Bleus : Deschamps retente l’expérience

Après avoir joué la carte jeunes contre l’Australie, le sélectionneur devrait titulariser Giroud et Matuidi contre le Pérou ce jeudi après-midi. L’éternel retour de l’humilité contre le talent ?
Giroud a remplacé Griezmann à la 70e minute lors de France-Australie (2-1), samedi à Kazan. (Photo Hassan Ammar. AP )
publié le 20 juin 2018 à 19h06

Les Bleus affrontent la sélection péruvienne ce jeudi (17 heures sur TF1) à Ekaterinbourg avec une perspective de qualification sèche pour les huitièmes de finale (en cas de victoire, si l’Australie n’a pas battu le Danemark plus tôt dans la journée) et il flotte comme un parfum de restauration, incarné par le profil bas depuis cinq jours - pas un mot après France-Australie (2-1), une dispense de conférence de presse contresignée par le sélectionneur, Didier Deschamps - de cette folle jeunesse (Kylian Mbappé, Ousmane Dembélé) titularisée à Kazan pour faire tourner les serviettes devant nos yeux grands ouverts. Folle jeunesse qui devrait se voir raccourcir de moitié contre le Pérou : Dembélé au repos. Et l’ombre portée d’Olivier Giroud (31 ans), sacrifié lors du premier match pour laisser la place aux gamins, qui revient en majesté pour s’étendre sur la capitale administrative de l’oblast de Sverdlovsk.

Du coup, on s'autorise une folie : imaginer ce que racontera l'avant-centre de Chelsea après le Pérou devant les micros, la jouissance discrète de celui qui se sait rétabli dans ses droits, cet understatment à la fois ironique et doloriste qu'il a toujours fait sien et qui stimule l'imagination des témoins. Giroud rejouera sa grande scène. Il l'a interprétée les dix fois où on l'a vu revenir par la fenêtre alors que des joueurs plus doués que lui l'avaient chassé par la porte depuis sept ans qu'il est invité chez les Bleus : «Vous n'avez jamais cru en moi mais ce n'est pas grave, ce qui ne tue pas rend plus fort et c'est Nietzsche qui le dit alors voyez. C'est mon histoire. Je me suis construit contre les circonstances, et peut-être même contre vous, je pardonne mais je n'oublie pas.»

Fin mai, à Clairefontaine, quelqu'un lui avait déjà demandé s'il était «fier d'avoir fait le ménage» dans la concurrence sur le front de l'attaque. Giroud avait eu ce sourire las, le temps d'endosser le costume du rôle : «Le ménage n'est pas terminé. Ça m'a suivi tout au long de ma carrière. Dans la vie d'un homme, tu peux baisser la tête ou passer le cap. J'ai été défié là-dessus constamment. Je m'en suis servi pour être efficace [31 buts en 75 sélections, il est le joueur le plus capé en Russie derrière le gardien Hugo Lloris, ndlr]. Oui, je suis fier de ce que j'ai accompli.» Même si Antoine Griezmann sait qu'il lui fait du bien quand il est sur le terrain, les superstars du foot français n'aiment pas Giroud : peu mobile, pas assez fin techniquement ; c'est comme si tu donnais le ballon à un poteau télégraphique en espérant qu'il te le rende. Quand il joue, on dirait qu'il court en manœuvrant une charrette à bras. Le grand (1,92 mètre) attaquant est donc un instrument politique sans le savoir : la preuve vivante que les enfants chéris sont aveugles, parce qu'ils oublient que le football est (possiblement) à tout le monde ainsi que l'importance des interactions entre les joueurs.

Sapeur rampant

Giroud et sa grande brouette ont bien sûr payé en termes d’image le wagon de sélections engrangées depuis la mise à l’écart pour raison extra-sportive de Karim Benzema, lequel enquille les Ligues des champions (quatre) quand Giroud, tel le sapeur rampant sous la futaie centimètre par centimètre, arrachait des petits bouts de matchs à Arsenal dans l’espoir souvent déçu d’accrocher une place de titulaire le coup d’après. Mais il n’y a pas eu que ça. Quand il a débarqué en équipe de France lors de la saison 2011-2012 grâce à ses performances au Montpellier Hérault, le Savoyard (il est né à Chambéry) s’est tout de suite senti à l’aise avec les journalistes qui, en retour, l’ont identifié comme un «bon client», à la fois intéressant et disert : de quoi susciter la méfiance d’un vestiaire tricolore en béton armé (Benzema, Franck Ribéry, Alou Diarra, Florent Malouda, Samir Nasri), pour qui la presse s’utilise, mais surtout pas plus.

Survient l'Euro 2012 et la défaite (0-2) contre la Suède de Zlatan Ibrahimovic à Kiev dans une ambiance détestable ; le sélectionneur d'alors, Laurent Blanc, qui stoppe l'entraînement de l'avant-veille au bout de dix minutes pour manque d'implication et les cadres tricolores qui «s'expliquent» après le match. Quelques minutes plus tard, Giroud se pointe devant les journalistes en se pinçant le nez : «Le ton est vraiment monté», «il y a quand même moyen de se parler autrement entre adultes.» Double erreur, on ne dit pas ce qui se passe dans un vestiaire et on ne parle pas ainsi de la palanquée de vice-champions du monde qui faisait partie de l'équipe. Vice-champions du monde qui, soit dit en passant, auraient été bien en peine de situer le «petit» Montpellier sur une carte. Peut-être qu'un joueur qui évoluait encore en deuxième division (Tours) à 23 ans n'avait pas les codes. Peut-être qu'il se donne trop d'importance. Peut-être encore qu'il doute de lui et qu'il force sur l'assurance pour compenser : toujours est-il que Giroud n'a jamais comblé ce décalage. Il l'assumera aussi en Russie : sa titularisation contre les Péruviens, ce serait le retour de bâton frappant une jeune garde qui escomptait bien déboîter à elle seule les grands de ce monde et qui s'est retrouvée en rade contre de braves joueurs australiens évoluant à Al Ahli en Arabie Saoudite, au Urawa Reds Diamond au Japon ou encore en deuxième division allemande.

Ecarté lui aussi face aux Australiens au profit de Corentin Tolisso (23 ans) sur la base de la «forme du moment», croit-il savoir, le milieu Blaise Matuidi (31 ans), pressenti face aux Péruviens, est passé lundi devant la presse pour balancer un grand seau d'eau froide sur les copains : «Le match compliqué contre l'Australie est une expérience en plus pour ceux qui n'ont jamais connu de phase finale de grande compétition. La Coupe du monde n'est facile pour personne. La vérité est sur le carré vert [sous-entendu : pas sur le marché des transferts ou dans les discours], il faut de la détermination, de l'agressivité. Le talent ne suffit pas.» Cette dernière antienne, le capitaine tricolore, Hugo Lloris, la répète à l'envi depuis un mois. L'Australie, une leçon d'humilité ? «Pas du tout, a répondu Matuidi. On l'a toujours eue, ceux qui ont joué contre l'Australie comme les autres. Je ne sais pas comment vous voyez les choses, mais… La victoire ne vient pas comme ça, en claquant des doigts. Et je vous rappelle qu'on a gagné ce match.»

Le milieu de la Juventus de Turin a plissé les yeux, comme souvent. L'humilité ? Le modeste profil d'un Giroud contre l'inconséquence de Dembélé, l'homme qui s'offre des escapades à Marrakech alors qu'il peine à rendre sur le terrain les 140 millions d'euros payés par le FC Barcelone pour le faire venir depuis Dortmund ? Vous tenez votre storytelling, messieurs les journalistes. Et il remplace pile-poil l'autre récit, le tout premier : celui qui vous a servi pour lancer la compétition, un trio de jeunes Turcs (Dembélé, Mbappé et Antoine Griezmann) qui marchent sur le monde grâce à des passes redoublées, des courses rapides comme un quart de finale olympique du 100 mètres et des tours pendables dignes du dessin animé américain Tom et Jerry. Et ben voilà. On fait. On défait.

On refait. Giroud était le plus souvent là en qualifications, avec les Bleus premiers du groupe A devant la Suède, les Pays-Bas et la Bulgarie. Mais contre l'Australie : dehors, voilà Dembélé. Les Bleus ont gagné leur premier match, contrairement à l'Argentine, le Brésil, l'Allemagne, la Colombie, mais on change tout quand même. Revoilà Giroud et Matuidi, 143 sélections à eux deux. Mais en fait, on fait quoi ? On joue comment ? En admettant que le style (lire Libération du jeudi 14 juin) soit une idée dépassée, il reste les hommes : on met qui ? Pourquoi couper des têtes à chaque fois ? Pourquoi ne pas donner à Giroud cette paix de l'esprit auquel il n'a jamais eu droit ? Ou inversement : pourquoi Dembélé et consorts n'ont pas le temps de s'installer ? Le sélectionneur, Didier Deschamps, a abordé le sujet à Kazan : «J'ai des convictions mais pas de certitudes. Parce que dans le football, les certitudes, hein…» Comprenne qui pourra.

Tu n’y arriveras pas

Vu depuis Istra, on est tenté par un dégagement cosmique : le foot hexagonal comme une coquille vide où les clubs ne sont rien ou pas grand-chose. Un football sans visage. Sans lignes de force. Que Deschamps aujourd’hui ou Aimé Jacquet avant lui remplit avec des joueurs élevés dans le culte de l’individualisme («laisse les moins forts que toi penser collectivement, petit»), des joueurs plus grands et plus forts que le contexte qui les porte. Et qui partent dès que possible trouver un environnement à leur mesure à Manchester, Madrid, Munich ou encore Barcelone. Partant, le job de sélectionneur consiste à les contenir souvent, à les piquer parfois. On en revient à l’ethos nietzschéen du grand Giroud. Ou aux avertissements à l’endroit de Mbappé, maintes fois réitérés depuis dix jours que ces gars-là ont pris pied sur le sol russe ; Lloris vendredi, Matuidi mardi, Raphaël Varane du haut de ses quatre Ligues des champions mercredi… tout seul, tu n’es rien, petit. Tu n’y arriveras pas. C’est étrange parce que Zinédine Zidane dit que si, il y arrivera, pour peu qu’on lui fiche la paix. Et c’est deux fois étrange parce qu’on assiste à un billard à une bande (médiatique), comme si le message passait mieux quand il fait un petit tour par le monde extérieur alors qu’on aurait tout aussi bien pu chapitrer le gamin entre les pâtes et le riz au lait. Au fond, Giroud et Mbappé ont de bonnes têtes de bouc émissaire. Ça se passe ailleurs. Mais où ?