Trente-six ans sans Coupe du monde, c'est long. Surtout quand on s'appelle le Pérou. Le 15 novembre, au moment d'accueillir la Nouvelle-Zélande en barrage qualificatif retour pour le Mondial (0-0 à l'aller), le pays a retenu son souffle. Jefferson Farfán a vite libéré les siens d'une lourde frappe sous la barre. Et Lima a tremblé. Littéralement. Des secousses ont bien été détectées et n'étaient pas naturelles, selon les sismologues. «C'est une des choses les plus impressionnantes que j'ai vue de ma vie, tout le pays s'est arrêté», raconte depuis Lima Paolo Durand, un employé péruvien d'une entreprise minière. Et pourtant, son sport phare à lui, c'est le basket. «Le jour du match, personne ne travaillait vraiment, les gens quittaient leur bureau vers midi pour se préparer.»
Car, oui, au Pérou, le foot dépasse toute autre préoccupation. Encore plus dans la situation politique et économique morose du pays. Mis en cause dans une affaire de corruption, l'ex-président Pedro Pablo Kuczynski a démissionné en mars. «Les institutions sont discréditées aux yeux des Péruviens, souligne Gaspard Estrada, directeur exécutif de l'Observatoire politique de l'Amérique latine et des Caraïbes à Sciences-Po Paris. La célébration pour le Mondial a donc été œcuménique, tous les Péruviens se sentent représentés par cette équipe. C'est un sentiment de fierté nationale qui réunit tout le monde.» Le lendemain de la qualification a d'ailleurs été décrété jour férié.
Dernier exemple en date de la suprématie locale du foot : la feuilleton Paolo Guerrero. Le capitaine péruvien, star dans son pays, a été suspendu quatorze mois par le Tribunal arbitral du sport en mai après un contrôle positif en octobre à un métabolite de la cocaïne. Le joueur expliquait avoir bu sans le savoir une tasse de thé à base de feuilles de coca. Il a finalement obtenu gain de cause auprès du Tribunal fédéral suisse, qui a suspendu la sanction le temps de la Coupe du monde. Un véritable drame suivi d'une libération nationale. Avant le dénouement, Paolo Durand racontait : «Les gens ici n'en ont plus rien à faire du chômage, de la corruption ou de notre ralentissement économique, ils ne pensent qu'à Guerrero.» Des dizaines de milliers de Péruviens avaient posté des commentaires incendiaires sur la page Facebook de la Fifa, la Fédération internationale de foot à l'origine de la procédure de suspension, révoltés qu'on refuse à leur pépite de disputer la compétition.
Tourner la page des gloires anciennes
Si Paolo Guerrero est une idole au Pérou, les autres joueurs de la sélection sont devenus des «héros» pour tout un peuple, explique Nicolas Liau, 28 ans, Franco-Péruvien. «Je ne les ai jamais vus en Coupe du monde, c'est quelque chose de très nouveau.» Comme lui, beaucoup de jeunes Péruviens découvrent l'excitation de voir leur pays au Mondial. «Toutes les générations sont derrière l'équipe, mais les jeunes encore plus», explique Romain Lambert, journaliste vivant au Pérou depuis trois ans et correspondant du site Lucarne opposée, spécialisé dans le foot sud-américain.
Pendant leur longue période d'absence, les Péruviens ont ressassé leur glorieux passé. Brayan Albujar Torres, un ingénieur péruvien de 28 ans vivant à Lima, est content d'enfin tourner la page : «Les gens n'arrêtaient pas de dire qu'avec l'équipe des années 70, on serait à la Coupe du monde aujourd'hui. Mais on ne peut pas seulement vivre avec des souvenirs. Je pense que cette année sera différente, les jeunes se souviendront plus du présent et de la nouvelle équipe.»
L’époque bénie du foot péruvien, c’est donc celle des années 70. La génération dorée du défenseur Héctor Chumpitaz, de l’attaquant Hugo Sotil, et de l’emblématique milieu offensif Teófilo Cubillas retrouve la Coupe du monde en 1970, après quarante ans d’absence. Sortie en quart par la grande porte par le Brésil (4-2), elle disputera deux autres Coupes du monde en 1978 et 1982. Elle glanera même une Copa America en 1975 – la deuxième et dernière de l’histoire du Pérou.
Avec leur entraîneur argentin Ricardo Gareca et sous l'impulsion des Guerrero, Farfán, Ruidíaz, et autres Cueva, les joueurs actuels de la Blanquirroja semblent enfin avoir repris le flambeau de leurs aînés et libéré leurs compatriotes. «A chaque fois que le pays ne se qualifiait pas pour la Coupe du monde, c'était la catastrophe, raconte Romain Lambert de Lucarne opposée. Le sélectionneur était souvent viré.»
Des drames et des fatalités
Les nouveaux héros nationaux ont réussi là où d'autres ont échoué avant eux. «Le Pérou s'est trop reposé sur sa génération dorée des années 70 jusqu'au milieu des années 80, explique Romain Lambert, et n'a pas assez investi sur ses jeunes.» A cela s'ajoute un drame. En 1987, un avion transportant les joueurs de l'Alianza Lima s'écrase et décime toute l'équipe. Parmi elle, plusieurs joueurs de la sélection, dont le gardien José González Ganoza et le jeune attaquant prometteur Luis Antonio Escobar. José Luis Loredo Damiani, 53 ans, a quitté le Pérou à 17 ans dans les années 80 et vit aujourd'hui en Espagne. Il a vécu le traumatisme du crash. «Pour nous, c'était comme une espèce de fatalité. Les Péruviens se disaient qu'en plus de la pauvreté, de la guérilla, et de nos problèmes politiques, même au foot, tout était contre nous.»
C'est aussi ça le foot péruvien, de la souffrance à l'état pure. Déjà en 1964, le pays avait été marqué par un tragique accident. A la fin d'un houleux Pérou-Argentine à Lima, des supporteurs locaux envahissent le terrain et les violents affrontements avec la police sèment la panique. Nombre de spectateurs tentent de sortir du stade mais les portes sont fermées. Environ 320 personnes meurent piétinées ou asphyxiées. Ces histoires tragiques sont anciennes mais encore ancrées dans la mémoire péruvienne. Cela rend-il le retour au Mondial encore plus spécial ? «Je pense que ça joue, observe le Franco-Péruvien Nicolas Liau, tout le monde connaît ces drames et m'en a déjà parlé.»
«Nous sommes de retour»
Dernièrement, ce ne sont pas ses joueurs ou ses supporters, mais sa voix, que le Pérou a perdue. Nouvelle fatalité. Son commentateur phare Daniel Peredo est décédé en février à 48 ans. Il ne fera pas vibrer le pays lors du Mondial avec ses «gol, gol, gol» hurlés à gorge déployée. «Pendant les deux semaines qui ont suivi sa disparition, nous avons tous ressenti quelque chose, décrit le jeune Brayan Albujar Torres. Il a commenté tous les matches que j'ai regardés depuis que je suis en âge de m'en souvenir.» La cabine de commentateurs de l'Estadio Nacional de Lima a été rebaptisée à son nom.
Pour présenter son histoire si particulière, la sélection péruvienne a partagé sur Twitter une courte vidéo aux autres nations qu'elle affrontera en poule. Tout y est. Le foot comme évasion, les drames, la ferveur. Et la conclusion du clip, comme un nouveau départ, montre que le Pérou ne compte pas s'arrêter là : «Nous sommes de retour, rendez-vous sur le terrain.» Après leur défaite contre le Danemark, les Péruviens doivent absolument battre les Bleus ce jeudi pour que ce rendez-vous si longtemps attendu ne soit pas raté.