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Bleus

Deschamps, l’as des piques

Coupe du monde 2018dossier
Le sélectionneur de l’équipe de France, qui affronte ce mardi le Danemark avec l’idée de terminer première de son groupe, n’hésite pas à titiller ses joueurs à intervalles réguliers pour provoquer des réactions sur le terrain.
Didier Deschamps à Ekaterinbourg lors de France-Pérou, jeudi. (Photo Damir Sagolj. Reuters)
publié le 25 juin 2018 à 20h16
(mis à jour le 26 juin 2018 à 9h40)

Le mal au service du bien, le bien au service du mal : les Bleus, déjà qualifiés pour les huitièmes de finale, boucleront ce mardi à Moscou avec une équipe largement remaniée (des cadres au repos) leur premier tour contre la sélection danoise et on n'en sort pas. Vendredi, au lendemain d'un succès tranquille (1-0) à Ekaterinbourg contre une bonne équipe péruvienne, l'attaquant Olivier Giroud a commenté sa bonne fortune : Didier Deschamps qui le met au séchoir face aux Australiens (2-1) en début de tournoi pour l'en ressortir contre les Sud-Américains. Avec un commentaire du sélectionneur volontairement ambigu : «Olive, c'est quand il n'est pas là qu'on en mesure toute l'importance.»

Devenu ainsi le tout premier de l'histoire du foot à être, si l'on suit bien, meilleur quand il ne joue pas que quand il joue, Giroud a été invité à commenter la sortie de son entraîneur : «Ah bah ça fait plaisir. Vraiment.» Il réfléchit. «Tout le monde a le droit de se tromper.» Secousse de magnitude 7 dans la salle de presse : Deschamps, se tromper ? Parce qu'il lui a préféré Ousmane Dembélé, 145 millions payés par le FC Barcelone à Dortmund pour le transférer, alors que le Savoyard a galéré toute sa vie pour convaincre ses coachs de le mettre sur le terrain ? Ouh là ! Giroud le sent, rougit, rétropédale : «Euh, j'ai pas voulu dire ça. Mais c'est bien, par ton absence, de faire réfléchir. Mon absence contre l'Australie n'était pas une injustice, comme j'ai pu le lire [mais où a-t-il bien pu lire ça ? ndlr] : le sélectionneur m'a expliqué les choses. Ça n'a pas été facile pour moi, tous ceux qui sont en Russie sont des compétiteurs.»

Chirurgie pour les âmes

Il a enchaîné comme prévu, c'est mon histoire, je me suis construit dans l'adversité, etc. Giroud est un type passionnant : un cas d'école de dissociation entre l'homme et le joueur. Tout le monde s'était fichu de lui quand il avait claironné fin mai contre l'Irlande «j'ai égalé Zidane et ça, personne ne me l'enlèvera» après avoir inscrit le même nombre de buts en bleu (31) que le maestro. Mais à bien y regarder, le natif de Chambéry a effectivement un point commun avec l'ancien meneur de jeu : c'est un joueur d'équipe, cultivant l'espace vital de ceux qui l'entourent quand d'autres le dévorent. En revanche, l'homme régale : prié de s'exprimer vendredi sur le cas Mbappé, Giroud a carrément invité le prodige parisien «à faire les efforts [de replacement à la perte du ballon] sur le terrain» et d'ailleurs, «pour progresser dans le foot moderne, il faut observer et être enclin à apprendre», manière de dire que Mbappé est en apprentissage. Dans le monde très codé des Bleus, sa sortie sur Deschamps qui a «le droit de se tromper» est cependant hors-cadre, même pour lui. Son brusque demi-tour dit ça aussi. Giroud est un mec à vif. Sur les plaies (l'éternel procès en légitimité) duquel le sélectionneur a versé de l'acide à deux reprises depuis qu'il a posé le pied en Russie : le banc de touche au coup d'envoi du match face à l'Australie et l'histoire du type meilleur quand il n'est pas là.

De la chirurgie pour les âmes, de haute précision : un Giroud que l'on fait monter dans les tours est meilleur. Et cette grande affaire tricolore depuis le début du Mondial, Deschamps l'a utilisée tant et plus sans distinction d'âge ou de statut, prenant souvent à témoin les médias pour appuyer ses effets. Une histoire qui sort sur la place publique est gravée dans le marbre. Le chemin du retour est plus difficile. On note que Giroud sert Mbappé au passage, ce qui permet au coach tricolore de travailler sur les deux niveaux, et a fini par faire craquer le gamin qui ne lâchera plus un mot devant les micros d'ici la fin de la compétition. Ce billard à une bande du sélectionneur (Giroud, puis Mbappé) n'est pas une vue de l'esprit : on s'était permis dès le jeudi, jour du match face aux Péruviens (lire Libération du 21 juin ), de dérouler au mot près le discours de Giroud le lendemain, l'attaquant de Chelsea ne changeant plus une virgule depuis des lustres à son rôle de mal-aimé revanchard, comme d'autres (Rami, Thauvin) interprètent celui du remplaçant bon camarade ou Lucas Hernandez, celui du petit nouveau rentre-dedans. Certes, des joueurs comme Samuel Umtiti, Corentin Tolisso ou encore N'Golo Kanté ne se laissent pas enfermer dans un répertoire.

Mais pour Giroud, on sait. Et si on sait, Deschamps sait dix fois. Il connaît ses hommes dans les coins. Les innombrables contrariétés qu'il sème depuis 2013 sur le chemin de son meilleur joueur actuel, Paul Pogba, entre mises au placard (les deuxièmes matchs du Mondial 2014 et de l'Euro 2016, la réception de la sélection colombienne en mars) et injonction publique à simplifier son expression sur le terrain, ont fait rentrer - du moins pour l'heure - son meilleur joueur actuel dans le rang : le sélectionneur a même levé l'interdiction faite à Pogba de s'exprimer en Bleu, interdiction qui courrait tout de même depuis quatre ans. Partant, on voit désormais le milieu de terrain de Manchester United en conférence de presse ou deviser après les matchs en quatre langues parfaitement maîtrisées, distribuant une parole qu'il tient pour inestimable - «il faut que je donne un peu à tout le monde» - sous le regard parfois sidéré de médias étrangers ne connaissant pas le loustic.

Si Pogba est à un bout du spectre, le capitaine, Hugo Lloris, est à l'autre : pondéré, stable sur la forme alors que le fond, lui, peut surprendre. Le concernant, Deschamps a un truc : demander à un cadre ce qu'il pense de Lloris en espérant que son gardien en perçoive l'écume. Depuis le début de la campagne russe, ce relais naturel (le brassard) du sélectionneur fut le premier à être piqué par lui, le surlendemain d'un nul (1-1) le 9 juin face à la sélection américaine où Lloris n'était pas apparu très clair sur le but adverse. Deschamps avait utilisé les micros : «On en a discuté avec Hugo. Il sait bien que sur ces deux situations [Lloris avait pris un but contre l'Italie le 1er juin, 3-1 pour les Bleus]… Contre l'Italie, ça va très vite, il est un peu masqué et il a très peu de temps pour organiser ses mains, bon… En revanche, contre les Etats-Unis, il peut mieux faire sur ce type de situations. Mais je me répète, les erreurs des joueurs, tant que ça n'amène pas un but, ça reste une péripétie. Mais quand la responsabilité du gardien est engagée, forcément…»

Cette critique publique, le gardien de Tottenham l’a détestée, d’autant qu’il se sait ciblé. A sa prise de fonctions en 2012, Deschamps avait changé de troisième gardien en rappelant Mickaël Landreau à la place de Cédric Carrasso, très apprécié de Lloris et parfait dans son rôle de Casque bleu entre le capitaine tricolore et son suppléant, le numéro 2 du poste, Steve Mandanda. En juin 2017, le sélectionneur avait mis sur le dos de Lloris la défaite des Bleus en Suède (1-2) devant les micros : l’erreur sur le but d’Ola Toivonen était tellement spectaculaire qu’il n’était nul besoin d’en remettre, l’usage exigeant plutôt de répartir les responsabilités sur l’ensemble d’une équipe qui, après tout, n’était jamais qu’à 1-1 au bout du match avant que Lloris ne se mette à la faute.

Triple dose

Depuis le premier jour, le staff tricolore (Deschamps, son adjoint Guy Stéphan, l'entraîneur des gardiens Franck Raviot) a la conviction que Lloris est de ceux qui doivent être mis sous pression pour briller. Il faut donc créer non pas un inconfort puisque Lloris est intouchable (Mandanda est trop loin dans la hiérarchie), mais l'illusion de la fragilisation. Deschamps l'alimente régulièrement. Ça fonctionne en Russie, du moins en apparence : face aux sélections australienne et péruvienne, le Niçois a réalisé un très gros arrêt alors que le score était encore vierge, faisant basculer la rencontre. Bien sûr, l'intéressé pourrait plaider qu'il est un grand garçon (31 ans) et qu'il n'a pas besoin de ça. Légitimiste, il ne le fera pas savoir publiquement : l'histoire s'écrira dans le sens du sélectionneur. Lequel, selon l'Equipe, a mis une triple dose - cette fois-ci loin des micros, sauf qu'un Raphaël Varane ou un Blaise Matuidi ont endossé publiquement ce discours ensuite - à sa triplette d'attaque ; Antoine Griezmann et Ousmane Dembélé en plus de Mbappé. Son reproche : l'absence de discipline défensive à la perte du ballon, ce qui mettait les trois joueurs du milieu dans une position infernale.

Beaucoup y ont vu une fable en forme d'autoroute : ah, si jeunesse savait… Le déroulé des faits convoque au contraire le scepticisme et la prudence. Dix jours avant l'Australie, Dembélé plaisantait devant nous de son peu de goût pour le replacement : «Dites que j'aime bien défendre, ça sera plus facile pour moi [vis-à-vis du coach]», le match amical du 1er juin contre l'Italie ayant souligné cette langueur défensive. Faire un procès en relâchement défensif à l'attaquant catalan, c'est donc reprocher au soleil de se coucher le soir. D'où une hypothèse complètement folle : puisque le match compliqué devant l'Australie a légitimé le basculement vers un jeu plus restrictif et sacrificiel aux yeux à la fois des joueurs et de l'opinion publique (que Deschamps n'oublie jamais dans l'équation), n'était-ce pas l'intention initiale du sélectionneur ? Bien sûr, ça reviendrait à jouer avec le feu. Mais il n'y a pas une différence énorme entre prévoir par avance les difficultés de Mbappé et Dembélé et les envisager comme une possibilité parmi d'autres. Ça dirait une lucidité extrême, glaciale. Et cette équipe a ce goût-là.