Le quart de finale de Nijni-Novgorod face à l'Uruguay dira vendredi si les Bleus ont réussi leur Mondial russe, mais individuellement, c'est réglé : si l'on pressentait (lire Libération du 18 juin) que Kylian Mbappé prendrait le pouvoir en équipe de France, le huitième de finale (4-3) inouï du gamin contre la sélection argentine, samedi, dit qu'il le tient. Il ne le rendra pas : à Kazan, le terrain a parlé pour les dix ans à venir. Retour sur le grand basculement en quatre actes.
Samedi, 18h50, sur la pelouse «Il faut regarder les petites choses»
L'hommage de l'automne au printemps : le quintuple Ballon d'or argentin Lionel Messi (31 ans) vient saluer Mbappé à sa sortie du terrain, le joueur tricolore lui lâchant même quelques mots de réconfort. Oui, le temps passe. L'avant-veille du premier match du Mondial russe, Zinédine Zidane avait bordé le jeune (19 ans) attaquant lors d'une opération marketing de son équipementier (qui n'est pas celui de Mbappé, chaque détail compte) à Saint-Denis : «Mbappé, à son âge et vu ce qu'il fait sur le terrain, c'est fabuleux. Il faut le laisser tranquille car lui, il va faire ce qu'il faut sur le terrain.» Deux occurrences du mot «terrain» : le maestro délimite la frontière.
A l'intérieur de laquelle il y a le cœur du jeu, le cœur pur. On confesse avoir toujours été fasciné par la vitesse avec laquelle ces types-là se reconnaissent entre eux, une sorte de sentiment aveugle opérant on ne sait quelle synthèse quand le commun des mortels passe en revue les paramètres. Voyons voir : la vitesse, l'environnement familial, la précocité, les lignes statistiques… N'importe quoi. Un jour, on a posé la question à un conseiller sportif que le football brûle par tous les bouts. On s'est vu répondre : «Les petites choses. Si on veut comprendre, il faut regarder les petites choses.» La prise de balle et le crochet intérieur pied droit de Mbappé sur le troisième but tricolore samedi, mettons.
En revanche, on ne sait pas quoi faire de ce que Mbappé a accompli à la quinzième minute. Les faits disent la triple accélération, l’attaquant flashé par TF1 à 37 kilomètres/heure (contre près de 45 kilomètres/heure pour le sprinteur jamaïcain Usain Bolt lors de son record du monde de 2009) et les quatre joueurs argentins déposés par un Bleu dévalant 80 mètres balle au pied avant que le dernier défenseur, Marcos Rojo, ne le plaque à la tête (!) en concédant le penalty du soulagement. Ce n’est pas l’exploit de Mbappé qui interroge : c’est le fait que le gamin se soit mis en tête sur le moment qu’il pouvait le faire. Comme si un match de Mondial par élimination directe face à des vice-champions du monde (les Argentins étaient finalistes en 2014) prêts à le découper pouvait permettre à un joueur de se comporter comme s’il disputait un foot avec les copains en bas de chez lui.
19h10, en salle de presse «entrer dans cette sphère, c’est vrai que…»
C'est quand même ennuyeux : faire vœu de silence devant les médias et passer son temps devant les micros. Une fois de plus élu homme du match, l'attaquant parisien est invité par l'organisation - difficile de refuser puisque cela relève du protocole entourant les matchs - à répondre à trois questions. La première fait mouche : ça fait quoi d'être le premier joueur de moins de 20 ans à inscrire deux buts dans un match à élimination directe de Coupe du monde depuis… Pelé en 1958 ? Les yeux du gamin s'illuminent. «Oh… c'est flatteur [il traîne toujours les dernières syllabes des mots, prononcez «flatteeeeuuuur», ndlr]. Mais il faut remettre les choses dans leur "conteeeeexxxte" [bon, on arrête]. Pelé, c'est autre chose. Mais entrer dans cette sphère, c'est vrai que…»
Murmure d’approbation dans la salle. C’est bien gamin, tu es modeste, tu sais te tenir. Mais non. Personne n’est là pour raconter le Pelé du Mondial suédois de 1958. Mais cette période est documentée. Pelé était fort, certes, mais moins que Garrincha, le boiteux qui jouait à droite. Et à touche-touche avec les génies du ballon qui voisinaient avec lui dans la Seleção, Edvaldo Izidio Neto, dit Vavà, et surtout l’extraordinaire Valdir Pereira, dit Didi : le roi Pelé les aura éclipsés sur la longueur parce qu’il était toujours là en 1970. Pas sur la foi du Mondial suédois remporté en 1958. Samedi, Mbappé a dégringolé l’Argentine tout seul. Après, il n’est pas encore champion du monde.
Deuxième question : se considère-t-il comme le second cadeau fait à la nation en 1998, son année de naissance, l'autre étant le Mondial remporté par Zidane et compagnie ? Le joueur accueille celle-là avec bienveillance : ces considérations cosmiques l'amusent, c'est une récréation. Sur l'arrogance qu'on lui prête, il s'était exprimé voilà deux semaines : «On parle énormément de la sélection, donc de ceux qui y jouent. Et on ne peut pas changer ce que les gens pensent. Je peux comprendre que quand quelqu'un voit telle image, il peut l'interpréter de telle façon. Vous ne savez pas tout. Mais ça ne m'empêche pas de dormir.»
19h50, en zone mixte «Je me suis demandé s’il n’était pas en scooter»
Paul Pogba : «Je vais vous dire : "Kiki", il a plus de talent que moi.» Venant de lui… Trente mètres plus loin, le milieu de Manchester United prend carrément le micro du reporter de TF1 : «Je vais vous dire ce qui va se passer avec Kylian Mbappé. En quart de finale, vous direz : "Kylian, il n'est pas bon", parce que ce sera un autre match et un autre contexte. Et ce sera tout à fait normal. Et ce qu'il a fait [samedi] face à l'Argentine, c'est tout à fait normal aussi. Ce que j'ai vu ce soir, ce n'est pas nouveau. Vous avez appris quelque chose, vous ?» Il parle en vérité de lui : la chronique russe des circonvolutions tricolores raconte un Pogba dont la flamboyance cache la nature inquiète, le poids des attentes et des regards extérieurs qu'il vit comme intrusifs.
A l'échelle tricolore, Mbappé est donc un objet pop : il raconte les autres. Le défenseur Samuel Umtiti : «Pour nous, Kylian est décisif. On est très durs avec lui et il le sait.» Le roi de la fête passe dans son dos, le défenseur du FC Barcelone essaie de l'agripper : «Viens, allez parle, ça suffit maintenant !» Mbappé se dégage, sourit… et file quand même. Ce gosse a un don : aussi précieux qu'eussent été les quelques mots consécutifs à son explosion dans la galaxie des superstars mondiales, il n'y eut personne pour voir dans sa fuite une connotation défensive ou provocatrice - il était là comme nous, en quelque sorte. Florian Thauvin : «Sur le banc, on a été choqués par son accélération amenant le penalty. Je me suis demandé s'il n'était pas en scooter.»
Hugo Lloris : «Avoir un Kylian épanoui, ce n'est pas la même chose. Il a fait l'effort de replacements défensifs pour le collectif et je l'ai trouvé très agressif quand il avait le ballon. Les Argentins ont laissé des espaces. Et quand Kylian a des espaces devant lui, il est inarrêtable.» Manière de le situer dans le contexte tactique : c'était un match pour lui, les autres seront différents. Et de prendre publiquement acte de deux chantiers ouverts : défensif (pense aux autres) et offensif (pense à faire mal). C'est du foot. Pas la Star Academy. Arrive Antoine Griezmann, les mains dans les poches. Mouvement de foule : l'attaquant madrilène a perdu le leadership. Mbappé ? «Enorme match. Il a cette puissance, cette vitesse… A nous de lui donner les ballons.» La mine est un peu chiffonnée. Griezmann file avant même que l'on ait eu le temps de comprendre qu'il était là. Un présent : «Il fait la gueule ou quoi ?» A vérifier : le joueur est alors annoncé le lendemain en conférence de presse.
Dimanche, 12h10, à l’hôtel New Jérusalem d’Istra «Kylian sera un top joueur»
On commence censément piano : de par ses rencontres faites dans les vestiaires des deux clubs espagnols (la Real Sociedad de Saint-Sébastien, l'Atlético Madrid) où il a joué, Griezmann a le cœur uruguayen, et ce sont justement Diego Godín et compagnie qui se dressent sur la route des Bleus vendredi. L'attaquant va alors se livrer au plus beau et au plus involontaire numéro de charme du Mondial tricolore : l'amitié, le jeu, les joueurs généreux, les matchs «chiants», sauf que rien qu'à l'entendre prononcer le mot, on sait qu'il adore…
Godín n'est rien moins que le parrain de sa fille. Autant dire qu'il a fallu se forcer pour revenir au cas Mbappé. «La première fois que je l'ai vu, je me suis dit comme vous : "Oh putain, quel joueur !" Les adversaires vont s'adapter […]. Il a des qualités de vitesse mais j'aime beaucoup sa tranquillité, si vous l'aviez vu [samedi] dans le vestiaire ou dans le tunnel avant de rentrer sur le terrain… C'est un joueur [dans le sens ludique], il aime les une-deux, les gestes techniques, prendre la profondeur aussi. Quand il aura plus envie de marquer et de faire mal, c'est-à-dire qu'il orientera ses courses pour demander le ballon plus vers le but, Kylian sera un top joueur.» Manière de dire qu'il ne l'est pas encore : du bois pour l'hiver.
Puis : «On le surnomme "Kiki" dans le groupe. Kylian n'aime pas trop, mais ça va rester.» Encore une bûche. En résumé : Griezmann lui fait de la place, ce qui ne veut pas dire qu'il lui laisse la sienne. La conférence de presse tire à sa fin quand tombe une drôle de question, portant sur la réticence du Madrilène à être remplacé en cours de match (quatre fois sur quatre en Russie) alors qu'il pourrait penser au plaisir de ceux qui, confinés au rôle de remplaçant, arrachent ainsi quelques minutes de jeu. L'attaquant a alors une réponse à la fois fausse et merveilleuse : «Je ne pense pas que le sélectionneur fasse rentrer un joueur pour lui faire plaisir. Il y a une raison tactique. Quand un joueur rentre, c'est parce qu'on a besoin de lui.» Un joueur ne mendie pas. Jamais. Alors : Mbappé ou Griezmann ? Aucune importance, au fond. Ils sont dans leur monde, et nous dans le nôtre.