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Cyclisme

Dans l’ombre de l’affaire Festina, une ado détruite et oubliée

Eléna Messager-Roussel, fille de l’ancien directeur sportif de l’équipe, a sombré dans l’anorexie à l’arrestation de son père. Elle lui écrit une lettre ouverte.
Bruno Roussel, sur le Tour de France 1998. Le directeur sportif de l’équipe Festina avait été arrêté le 15 juillet 1998, à l’arrivée de l’étape du jour, à Cholet. (Photo EFE. SIPA)
publié le 4 juillet 2018 à 19h56

«Papa… Il m'a fallu vingt ans pour commencer à sortir du trou noir, morbide, dans lequel j'ai sombré un jour de juillet 1998.» Eléna Messager-Roussel, dite «Léna», est la fille de Bruno Roussel, directeur sportif de Richard Virenque et de l'équipe Festina lorsque le scandale explose. Elle est la victime oubliée de l'affaire. La preuve que l'organisation du dopage - et les révélations dans la presse - touche bien plus que les seuls mis en cause. Elle a choisi de parler pour la première fois. Les insultes à l'école, l'anorexie, le chagrin, la colère. «Il m'était inconcevable que tu puisses un jour croupir en prison, écrit-elle dans une lettre ouverte réservée à Ouest-France et Libération. Je suis restée plusieurs jours dans la peau, dans la tête d'un zombie. Je m'alimentais d'une pomme, d'un yaourt. Le goût à rien, sinon à danser. Je passais mes journées à jeter mes bras, mes jambes, à tourbillonner sur moi-même, frénétiquement, désespérément. Je perdais le contrôle de mon corps. J'avais aussi imaginé ta vie en prison. Avec mes sacs, des piles de vêtements, j'ai alors délimité un espace, une cellule virtuelle. Je m'enfermais dans mon enfermement. Peut-être pensais-je ainsi me rapprocher de toi.»

Confession

Eléna Roussel a 14 ans au moment des faits. Elle passe ses vacances en Grande-Bretagne et ne comprend pas tout du film policier que déroule la télé, si ce n'est que son père en est un des personnages centraux, embarqué au commissariat le 15 juillet. Revient à la fille cette confession du père : il avait «dû faire des choses interdites», il avait mis en place «une organisation pour la santé des coureurs». Bruno Roussel disait qu'il avait «dû faire un choix…» Il tiendra les mêmes propos aux enquêteurs. A la tête de l'équipe Festina depuis 1993, il a décidé avec un médecin belge, Eric Ryckaert, d'encadrer la préparation médicale des coureurs, à base d'EPO, corticoïdes, hormones de croissance… L'issue était presque fatale dans cette décennie 1990 : si le dopage n'était pas supervisé par un dopeur pondéré, les cyclistes risquaient de «bricoler», chacun dans son coin, avec de graves risques pour leur santé - l'EPO est présumée avoir tué des athlètes quelques années plus tôt.

«Mon rapport à la nourriture devenait anarchique, un dégoût permanent apparaissait, mon physique m'était devenu indifférent, poursuit Léna Roussel. […] Fille de salaud, anorexie : j'étais la bouc émissaire commode, la souffre-douleur des petits caïds de la cour de récré. Mon mutisme était ma seule défense, l'anorexie s'avérait mon unique moyen d'expression. Elle parlait beaucoup, elle disait à ma place. Je dégringolais peu à peu pour frôler la barre des 30 kilos.»

L'affaire Festina, dit-on, a mis en pièces la famille du vélo (entre partisans du dopage plus ou moins discrets et adversaires plus ou moins sincères). Elle a aussi abîmé la famille Roussel. Le grand-père, Ange, fut conseiller technique régional en Bretagne et entraîneur de l'équipe de France juniors. Le fils, c'était Bruno. Les petits-enfants, Valentin et Eléna - ou «Valtoun» et Léna. Cette dernière ne veut pas s'appesantir sur la place des uns et des autres, les mots et les silences, les fils que l'on imagine frêles, cassants, recousus, toujours tendus. Elle dit : «Ce qui m'a sauvée, enfin, c'est la force de notre famille. C'est pour chacun de ses membres que j'ai voulu m'extirper de l'autodestruction, bien plus que pour moi en tant que tel.»

En décembre 2000, le tribunal de grande instance de Lille condamne Bruno Roussel à un an de prison avec sursis et 50 000 francs d’amende (9 650 euros). Il est le prévenu le plus lourdement sanctionné, devant Willy Voet, le soigneur qui avait été intercepté par les douanes transportant des produits interdits, le point de départ de l’enquête (dix mois avec sursis et 30 000 francs, soit 5 790 euros). Des peines légères sont prononcées contre d’autres membres de l’encadrement de Festina ainsi qu’un pharmacien. Seul coureur renvoyé à la barre, pour «incitation au dopage», Richard Virenque est relaxé. C’est le châtiment le plus blessant pour Roussel : subir l’opprobre du milieu cycliste, en particulier celui de ses anciens coureurs qui l’ont accablé au lieu de le défendre.

Association

«Pourquoi Bruno ne revient pas ?» Souvent, Ange, le père, interrogeait des familiers qu'il croisait encore sur des compétitions. Il égrenait les noms de ceux qui avaient profité de ce système de dopage, coureurs, responsables d'équipes et autres agents économiques du vélo, ceux du Tour y compris, tancés lors du procès Festina, mais blanchis, et qui continuaient leur carrière en majesté. «Pas vu, pas pris ? demandait Ange. Ou alors c'est les petits qui payent ? Bon, je n'en dirai pas plus.» Privé de licence sportive pendant cinq ans, Bruno s'était reconverti dans l'immobilier. Sans un seul mot de ceux qui étaient autrefois à ses pieds. Dans sa lettre, Léna lui parle : «Papa, je voulais enfin te dire que ce n'est pas à cause de l'affaire Festina ni de ton choix que l'anorexie s'est emparée de moi. C'est d'avoir vécu à travers les images, les commentaires immondes qui se répandaient sur ton compte. De ce qu'on en sait maintenant, le dopage massif était la réalité du moment. Soit tu étais dedans, soit tu n'étais pas. Je t'en prie, ne vieillis pas avec cette culpabilité ; elle n'est pas tienne.»

Eléna Roussel est retournée pour la première fois sur le Tour le 12 juillet 2015. Elle se sentait très «en insécurité» dans le village départ du contre-la-montre par équipes, entre Vannes et Plumelec, comme elle le confiait à Libé qui avait alors croisé son chemin. Elle voulait «comprendre». Elle avait téléphoné à Virenque et d'autres anciens de Festina, pour leur demander s'ils avaient «changé», s'ils croyaient toujours que Bruno Roussel était un coupable. Les réponses, qu'elle ne tient pas à exposer, l'ont tantôt désespérée, tantôt «rassurée». Trois ans plus tard, elle a changé, elle. A 34 ans, la victime oubliée est mariée et mère de deux enfants. Elle a créé Stop anorexie, une association pour faire connaître sa maladie. Ange Roussel est mort le 17 janvier dernier à 84 ans. Ce même hiver, Bruno Roussel a retrouvé du travail dans une équipe, le Véloce Club de Pontivy, auprès des coureurs de 17 et 18 ans. Léna lui écrit : «Tu restes mon héros, le premier homme de ma vie. Je suis fière de toi, d'être de toi.»