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Portrait

Mark Cavendish, bouquet final

Tour de France 2018dossier
Bête blessée, le sprinteur britannique de l’île de Man rêve d’une nouvelle victoire d’étape sur le Tour de France, la course de son cœur.
(Photo Max Knight pour Libération )
publié le 5 juillet 2018 à 17h16
(mis à jour le 5 juillet 2018 à 17h50)

Depuis le début de l'année, Mark Cavendish a déjà mordu le bitume à trois reprises. Il faut mesurer ce que ça représente, une chute en vélo : les côtes cassées, la peau brûlée, les hématomes qui empêchent de dormir, une forme qu'il faudra patiemment reconstruire… Est-ce pour cela qu'à l'heure d'évoquer ses objectifs pour le prochain Tour de France, son douzième, le sprinteur britannique de 33 ans adopte une posture plutôt modeste ? «J'aimerais gagner une étape, confiait-il au mois de mai dans le salon d'un hôtel de Los Angeles, juste avant de prendre le départ du Tour de Californie. Davantage, ça serait bien, mais réalistiquement… Les gens sous-estiment à quel point c'est dur de l'emporter sur le Tour. Moi, je l'ai déjà fait trente fois.»

A quoi reconnaît-on un champion, qu'il soit au faîte de sa gloire ou à l'amorce de ses dernières années ? Peut-être à ce sens exacerbé de ce qu'il représente dans l'histoire de son sport, mêlé à une soif profonde de gagner, encore une fois. Mark Cavendish a commencé son OPA sur les sprints du Tour de France il y a dix ans. Une éternité. Lance Armstrong était encore un jeune retraité septuple vainqueur de la Grande Boucle, fomentant depuis le Texas son retour dans les pelotons. Cette année-là, en 2008, le «Cav» s'impose à quatre reprises. A l'automne suivant, le garçon s'attelle à la rédaction de son autobiographie. Il n'a que 23 ans, à peine trois saisons de professionnalisme dans les pattes, mais il veut raconter son histoire. Et balayer les caricatures, qui le décrivent en starlette arrogante, toujours un «fuck !» au bout de la langue, voire en «raciste anti-Français», comme il en fut accusé en 2009. On a compté : au cours de notre entretien, le coureur de l'équipe sud-africaine Dimension Data n'a prononcé que deux fois le fameux juron. D'abord pour dire qu'il n'est pas un «putain de chanceux» : «Tout ce qui m'est arrivé dans le vélo, je l'ai fait se produire.» On y reviendra. Plus tard, le voilà qui s'emporte contre ces «jeunes coureurs qui ne veulent pas courir le Tour parce que c'est trop stressant». «Fucking crazy, tranche-t-il. Ma vie tourne autour de cette course, qui est bien plus grande que le vélo. Sans elle, il n'y aurait plus de cyclisme professionnel.»

Pour le reste, c'est une boule d'amour que l'on découvre. Amour pour ses coéquipiers, auxquels«Cav» offre des montres de luxe afin de les remercier de leur soutien et qu'il aimerait voir à ses côtés sur le podium après chacune de ses victoires. Pour son épouse, Peta, ex-mannequin de la défunte page 3 du tabloïd The Sun, avec laquelle il élève quatre enfants. Ou même pour l'Union européenne, déplorant le Brexit. A l'époque, Cavendish n'avait pas pu voter : originaire de l'île de Man, il est sujet de la couronne britannique, mais reste dépourvu de la citoyenneté européenne. «C'est comme le vélo, on est plus forts en équipe.»

Isle of Man, en VO : c’est sur ce morceau de terre de 50 kilomètres sur 20 kilomètres, émergé en mer d’Irlande entre Belfast et Liverpool, que Mark Cavendish a vu le jour. Une île vallonnée, battue par les vents et la pluie, où siège le plus ancien Parlement en activité, le Tynwald. Outre sa fiscalité plus que généreuse, pour le dire poliment, l’île de Man vibre avant tout pour les courses de moto, notamment le Tourist Trophy, épreuve la plus meurtrière au monde avec ses 250 tués en un siècle d’existence.

Mark Cavendish, père comptable, mère commerçante, commence par s'essayer au BMX, avant de se lancer sur route. Pour espérer faire carrière, il faut s'extirper des compétitions locales, et notamment des courses à handicap, où les plus lents se voient octroyer une avance proportionnelle sur leurs poursuivants. «Ça te pousse vraiment à donner tout ce que tu as», se souvient le Manx. «Cav», gamin râblé voire grassouillet, émerge néanmoins de la concurrence. A 13 ans, il en est convaincu, il sera cycliste professionnel. «Quand je sortais de l'école le vendredi, je prenais mon vélo et je roulais jusqu'à Douglas, la capitale, pour monter dans le ferry, direction Liverpool. Là-bas, je prenais un train pour rejoindre n'importe quelle ville où je devais courir en Angleterre. J'étais tout seul. Si je gagnais, je pouvais me payer un vrai dîner, pas juste un sandwich sur le ferry de nuit qui me ramenait le lundi à l'aube sur l'île de Man.»A 16 ans, il quitte le lycée et prend un boulot de guichetier dans une banque, avec l'objectif de mettre assez d'argent de côté pour financer ses premières années dans les pelotons amateurs. Celui qui se décrit alors comme un «gros banquier avec une addiction pour les gâteaux à la crème» finit par se faire recruter par British Cycling, la fédération britannique de cyclisme, qui ne jure alors que par la piste. Il y glane quelques médailles, mais pas assez pour le faire dévier de son objectif ultime, le Tour de France. Il va donc se frotter aux meilleurs amateurs européens, avant d'être repéré et de signer un contrat professionnel, 40 000 euros la première année. Aujourd'hui, son salaire compte sept chiffres.

Bien que formé dans le giron fédéral, Cavendish est peut-être le moins britannique des coureurs d'outre-Manche. Si les Bradley Wiggins et autres Christopher Froome ont poussé jusqu'à l'extrême un cyclisme scientifique, fait de calculs de puissance, le sprinteur, lui, s'en lave les mains. Il déteste les «scientifiques du sport», les tests en laboratoire, les home trainer : «Le "fun" et la passion ne satisferont jamais ces blaireaux qui veulent juste des faits, des chiffres et des biopsies musculaires pour expliquer mes capacités de sprinteur», tacle-t-il dans sa biographie. Face à nous, il remet le couvert : «Je suis fier d'être un sprinteur aujourd'hui parce que c'est le dernier endroit où seule la puissance pure ne suffit pas. Il faut du sens tactique et des capacités de pilotage.»

Le «Cav» est une incongruité physique : 1,75 m pour 70 kilos, plus petit et léger que les grosses cuisses comme Kittel, Sagan ou Démare. On le dit aussi doté d'un QI de surdoué et d'une mémoire photographique très précise qui l'aident à prendre les décisions idoines en une fraction de seconde. Il ne veut pas s'y attarder, dit que son boulot, c'est de trouver le «meilleur chemin» vers la victoire, comme dans les jeux de logique (Tetris, Sudoku) qu'il affectionne tant. La «colère» et le «ressentiment» qui l'animaient lors de ses jeunes années, voire la culpabilité qui le «rongeait vivant» après une défaite, semblent l'avoir quitté : «Si ça ne marche pas, j'ai des gens qui m'attendent à la maison. Tant que ma famille reste fière de moi, je n'ai pas de raison d'être en colère.» On jurerait pourtant qu'il a bien en tête un dernier objectif : les 34 victoires d'Eddy Merckx sur le Tour de France. Record à battre.

21 mai 1985 Naissance sur l'île de Man. 9 juillet 2008 Première victoire d'étape sur le Tour. 2011 Champion du monde de cyclisme sur route. 7 juillet 2018 Au départ du 105Tour de France.