On appelle ça la couverture alternée : ça fonctionne sur le terrain et quand on en sort. Vendredi, dans un couloir du stade de Nijni Novgorod où les Tricolores venaient tout juste de s'ouvrir (2-0) devant l'Uruguay les portes de la demi-finale qu'ils disputeront ce mardi soir à Saint-Pétersbourg face à la sélection belge, Antoine Griezmann s'est présenté devant les micros avec l'intention de ne rien dire. Et quand un joueur ne dit rien, ça s'entend : «Le stade était beau de l'intérieur comme de l'extérieur», «on a l'équipe pour faire mal à n'importe quelle défense». Et celle-là, devenue un sujet de plaisanterie dans le Landerneau comme chez les joueurs : «Le groupe vit bien.» Quelques minutes plus tard, Kylian Mbappé allait d'ailleurs briser son carême médiatique pour faire remarquer que ce sont les bons résultats qui font l'ambiance et non l'inverse, mais bon : Griezmann déroulait tranquillement. Jusqu'à une question portant sur le match controversé de son coéquipier Paul Pogba : des duels gagnés par wagons mais une impression un peu lâche, décalée.
«On ne le touche pas, mon Grizou»
Cette question, Griezmann, l'a détestée : «Quand il joue comme ça, Paul est indispensable. C'est un joueur essentiel à l'équipe de France.» Chez le Madrilène, les postures cassantes sont rares. Le grand (1 m 92) milieu de Manchester United passera une demi-heure après lui : même micro, même ronronnement (en plus bref) et question en miroir. Griezmann ? «Vous avez parlé, écrit des trucs, dit qu'il n'était pas ci, qu'il n'était pas ça… La réponse, elle est sur le terrain. [Sur le second but français face à l'Uruguay], Grizou a fait une frappe Olive et Tom [un dessin animé japonais dont le sujet est le foot, ndlr], il a troué les gants du gardien. On est contents. C'est mon Grizou. On ne le touche pas, mon Grizou.» Ni l'un ni l'autre, donc.
Les Bleus sont dans le dernier carré d’une compétition mondiale : avec l’expérience, on a appris à flairer ce moment à nul autre pareil où arrive la solennité chez les acteurs quand ceux-ci pressentent confusément que la petite histoire est sur le point de devenir la grande. C’est l’idée que chaque phrase, chaque commentaire pourra donner un sens à ce qui se passe, un sens susceptible de tenir lieu de vérité pour ceux qui suivront, ou ceux qui s’en rappelleront. En sport comme ailleurs, l’histoire est écrite par les vainqueurs. Vingt ans qu’ils entendent (ou qu’ils pourraient entendre, ça dépend de l’âge) les anciens de 1998 leur rejouer la grande scène du 12 juillet : les mondialistes russes savent.
Reste à choisir sa trace. Brièvement réapparu devant les micros, Mbappé aimerait que l'on se souvienne de son Mondial non pas comme d'un accomplissement, mais comme d'une marche vers «une autre sphère», se voyant en lumière du jeu que le sélectionneur a mis sous l'abat-jour : «Kylian est caché par le collectif», la troisième personne pour parler de lui à la sortie du match contre l'Uruguay… et que ceux qui se sentent de le juger se rappellent quels discours ils étaient capables de tenir sur eux-mêmes à 19 ans.
Et pour Pogba et Griezmann ? C'est le cœur émotionnel de l'équipe de France. Quand on avait croisé le Madrilène en février, il nous avait mis sur la piste de cette amitié étrange puisque les deux hommes ne se sont jamais côtoyés avant mars 2014, un Pogba traversant la vie dans le show off et un Griezmann vaguement innocent, le type qui n'a rien demandé : le deuxième match de l'Euro 2016 à Marseille et le sélectionneur Didier Deschamps qui vient toquer à sa porte le matin pour lui annoncer qu'il débutera sur le banc des remplaçants, le Madrilène encaissant le coup une vingtaine de minutes avant d'aller se confier auprès d'un Pogba… qui avait reçu la même visite, pour le même motif. Canal + a réuni les deux joueurs un mois et demi plus tard devant les caméras à Clairefontaine. L'écho qui a été fait de la rencontre, notamment sur les réseaux sociaux mais pas que, avait été rude : grand n'importe quoi, je-m'en-foutisme, critique gratuite des médias («Messieurs les journalistes, aidez-nous, réservez vos critiques pour les autres pays», dixit Griezmann), le joueur de Manchester à la limite de la provocation… La vision attentive de l'interview dit cependant autre chose. Les gens parlent comme ils parlent : le leur reprocher confine au mépris de classe.
Empreinte œcuménique
Surtout, il y a le fond. Griezmann : «Quand je suis arrivé en équipe de France [en mars 2014], Paul a été l'un des rares, pour ne pas dire l'un des seuls, à venir me parler.» Pogba : «Je n'étais pas bien en équipe de France avant un Pays-Bas-France [0-1, octobre 2016] et Grizou est venu me voir : "Arrête de réfléchir, joue comme tu sais le faire, tu as des qualités."» Griezmann : «Je me rappelle un Atlético-Juventus [où évoluait alors Pogba] durant l'hiver 2014 en Ligue des champions, j'avais signé à Madrid trois mois plus tôt et je ne jouais pas un match. On s'est parlé avec Paul sur le bord du terrain avant le match, je lui ai dit "je n'en peux plus", il m'a dit "accroche-toi, ça va passer", il savait ce que je ressentais. Ça m'a fait énormément de bien.» Sous les postures : la mélancolie.
Mais pas n'importe laquelle. Le vague à l'âme de deux types exilés dès leur plus jeune âge (16 ans pour Pogba quand il part en Angleterre, 14 pour Griezmann lors de son exil espagnol) se raccrochant l'un à l'autre en marge d'une sélection tricolore représentant un pays où ils n'auront jamais évolué en club, et dont ils ressentent confusément les attentes. La couverture alternée post-Uruguay, c'est l'origine. Pogba s'est risqué sur Canal + à théoriser leur amitié comme on habille la mariée : «Grizou est français, moi je suis français d'origine guinéenne et c'est ça qu'on veut voir partout, il n'y a pas de différence.»
Une empreinte œcuménique, dont Pogba mesure la portée. Etrangement, son vice-capitaine, Raphaël Varane, 25 ans, est passé samedi pour repasser cette même trace, reprenant le credo multiculturel et tirant un lien entre celui-ci et la nature ubique et difficile à saisir d'une équipe de France conçue comme un casse-tête : «On joue tous des compétitions différentes en Espagne, en France, en Angleterre, en Allemagne… Qui dit championnats différents dit styles différents, entraîneurs différents, sensibilités tactiques différentes, que l'on évolue en Ligue des champions [les internationaux tricolores la disputent tous ou presque] ou dans les compétitions domestiques. Pour moi, c'est cette richesse qui fait de l'équipe de France ce qu'elle est. Et c'est cette idée-là qui nous rend plus forts.»
Sur la présence d'Emmanuel Macron à Saint-Pétersbourg ce mardi : «Ça fait plaisir parce qu'il représente l'engouement du pays, son soutien. C'est une fierté. Une motivation supplémentaire non, on sait déjà qu'on est suivis [par les supporteurs français devant leur télé] mais ça symbolise le soutien et l'importance que les joueurs ont.» Voilà un message : le foot au centre du jeu. Exilé à 18 ans au Real Madrid après une seule saison professionnelle dans un club de l'Hexagone, plus jeune (21 ans) capitaine de toute l'histoire de la sélection tricolore, le défenseur des Bleus a toujours donné de lui l'image d'un joueur froid, polytechnicien du foot pesant ses interventions sur le terrain et en dehors au gramme près comme s'il fallait tenir une double distance, sportive (le capital physique) et médiatique. Ça l'a parfois conduit à la limite : sa lettre ouverte à l'équipe de France juste avant un Euro 2016 dont Deschamps l'avait écarté sur blessure alors que lui s'estimait prêt, lettre ouverte dont il n'était par-dessus le marché pas à l'initiative, était tombée à plat. A partir d'un certain point, personne n'est dupe, pas plus ceux qui ne savent pas que ceux qui savent.
Récit au long cours
Samedi, au détour d'une question, Varane a imputé la rage froide exprimée après son but face à l'Uruguay à cette éviction jugée par lui injuste : «Ça n'a pas été facile», une décision «très dure». Un aveu inédit comme on remet le train sur les rails, les circonstances - son but, une demi-finale - permettant au joueur de corriger non pas sa trajectoire personnelle, mais l'image qu'il a voulue en donner. C'est exactement dans cette brèche que s'est engouffré Olivier Giroud dimanche. Parce que l'attaquant des Bleus nous l'a raconté cent fois, on s'est fait l'écho dix fois du rôle joué par l'ancien d'Arsenal dans la cosmologie tricolore, le mal-aimé, la posture (qu'il voudrait héroïque) de celui dont on a toujours douté et qui s'est accroché jusqu'à atteindre la barre des 80 sélections face aux Belges. Ce récit au long cours, dévidé depuis cinq ans, a fini par peindre une sorte de paradoxe ; un joueur profondément collectif cultivant l'espace vital de ceux, plus doués, qui évoluent à ses côtés, et un homme menant un combat solitaire depuis les origines, s'affichant dans sa chambre de Clairefontaine avec une Bible entre les mains.
Dimanche, Giroud est venu devant les micros et on ne l'a pas reconnu. Enfin si, un peu, quand il a justifié son absence de but en Russie par son «côté altruiste», rappelant au passage son «implication sur trois buts [Australie, Pérou et le dernier face à l'Argentine] jusqu'à maintenant». Pour le reste, son discours a été très différent : constamment collectif, s'épanchant longuement sur les qualités de certains coéquipiers (Mbappé, Lloris). Et expliquant - ce que les intéressés soulignent eux-mêmes - passer beaucoup de temps avec les plus jeunes pour leur inculquer cette hargne (pour le foot pur, Mbappé et consorts se débrouillent tout seuls) qui l'aura porté tout du long : «Possible que je vive ma meilleure période en bleu, oui. Je me sens bien en grand frère. Je ne me pose plus la question de la légitimité, je suis là pour accompagner cette équipe.» Le joueur a pris le pas sur l'homme. C'est souvent un excellent signe.