Il a suffi d'une phrase, une malheureuse phrase d'un commentateur sportif de TF1, pour mettre le feu aux poudres du nationalisme belge. Si la Belgique a battu le Brésil, vendredi, a osé le journaliste, c'est aussi «grâce à l'énorme expérience de Thierry Henry, leur entraîneur adjoint, qui a su trouver les mots justes pour galvaniser les attaquants belges». Aussitôt, le Web s'est déchaîné contre cette nouvelle preuve de l'arrogance française à l'égard du petit frère belge.
Face à cet énième affront (les blagues de Coluche n'en étant qu'un exemple), l'humoriste Jérôme de Warzée s'est fendu d'un billet sur Facebook qui se termine sur ces mots : «Merci à la France de nous avoir permis de vaincre le Brésil. Juste lui rappeler que d'après les rapports quotidiens que diffuse la Nasa depuis des décennies, non, la France n'est pas le centre du monde.» Sous ce texte qui se veut humoristique, près de 4 000 commentaires, dont la majorité frôle, voire sombre dans le racisme antifrançais, affiché sans complexe outre-Quiévrain.
Pour les Français de Belgique, le match de ce mardi était ce qu'ils redoutaient le plus, la relation d'amour-haine qu'entretiennent les Belges à l'égard de la France étant exacerbée par le nationalisme footballistique. Ainsi, depuis le début de ce Mondial, le Soir, quotidien francophone de gauche, souhaite la défaite de la France, comme à chaque compétition, simplement parce que c'est la France et pas parce que c'est une mauvaise équipe. De même, le site de la RTBF, la radio-télévision publique francophone, n'a pas hésité à gratifier ses lecteurs d'un article ainsi présenté : «Condescendance, accent… cinq raisons pour lesquelles les Belges ne s'entendent pas avec les Français.»
«Elysette»
Si l'enthousiasme suscité par les exploits des Diables rouges transcende la barrière linguistique entre néerlandophones (6,5 millions de locuteurs) et francophones (4,5 millions de personnes), le sentiment antifrançais est une spécificité essentiellement francophone. «Ils ont une relation à la France plus spécifique que les néerlandophones, la proximité entraînant plus de tensions et un sentiment d'infériorité face au grand voisin», analyse Dave Sinardet, professeur de sciences politiques à l'Université libre de Bruxelles. Pourtant, dans la capitale, enclave francophone en territoire flamand, et en Wallonie, on vit largement à l'heure de la France. A tel point que le siège du gouvernement wallon à Namur est surnommé «l'Elysette», que Liège fête le 14 Juillet, ou encore que les journaux mettent sur le même plan les programmes télé belges francophones et français. Il est frappant de constater que les francophones connaissent souvent mieux les subtilités de la vie politique hexagonale que les Français eux-mêmes. Ce n'est donc pas un hasard si un Belge francophone qui réussit est celui qui est reconnu en France.
Outre les raisons culturelles qui font qu’un espace de 4,5 millions de francophones se sent ignoré et écrasé par un voisin qui compte 67 millions d’habitants, il y a des explications historiques à cette méfiance que partagent les Belges à des degrés divers. D’abord, les anciens Pays-Bas espagnols ont longtemps servi de champ de bataille à la France, qu’elle soit à l’offensive ou en défense (sous la Révolution française). Ensuite, la Belgique est née en 1830 de la volonté anglaise d’empêcher qu’elle tombe dans l’escarcelle de la France, le port d’Anvers étant considéré comme un pistolet braqué sur le cœur de l’Angleterre.
«Menace»
Autrement dit, le garant de l’existence de la Belgique, c’est le Royaume-Uni, et les ennemis potentiels la France, puis, à partir de 1870, l’Empire allemand, comme le montre le réseau de places fortes construit tant à la frontière allemande dans la région de Liège qu’à la frontière française dans la région de Namur. Entre les deux guerres, la Belgique refera la même erreur : elle proclame sa neutralité en 1936, à la joie de l’Allemagne nazie, et redéploie des troupes à la frontière Sud pour parer à la «menace» française. C’est cela qui empêchera les alliés de se prépositionner sur le Rhin, comme le prévoyait l’accord militaire de 1922. Depuis 1945, la Belgique est devenue atlantiste, les Etats-Unis étant perçus comme les meilleurs garants de sa sécurité.
Ce mardi soir, une bonne partie de la Belgique espère solder ses comptes avec la France grâce au football (ses joueurs ne peuvent communiquer qu'en anglais, tous n'étant pas bilingues) et prouver que César avait raison : de tous les peuples de la Gaule, les Belges sont les plus braves («Horum omnium fortissimi sunt Belgae»).