Un type en polo se refait une beauté avec les doigts et son rétro, garé en face d’une poubelle : sa voiture de luxe, sa peau sexagénaire et ses lunettes brillent comme la bonne huile d’olive. Pas loin, à cinq minutes : la forêt, la plage, un petit cimetière fleuri de soldats américains, des touristes déjà bronzés et le casino Partouche, parce que La Baule (Loire-Atlantique), d’où est partie mardi la quatrième étape du Tour de France, n’est pas un quartier de corons.
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A dix minutes de la décapotable et du tri sélectif, la belle vie, mais en accéléré. Des chèvres ont mystérieusement filé d’un enclos et gambadent sur de très petits espaces. Trois femmes les poursuivent sur une voie ferrée, avec une branche et une pelote géante de quelque chose, qui pourrait servir de corde. Un homme aux cheveux gris sort de son pavillon pour annoncer la nouvelle : le train passe bientôt. Il va vite, il fauche, il repart. C’est le Far West revisité : les santiags des cow-girls sont des tongs et les diligences, de marque allemande, ont des moteurs de fusée. Ou bien ce serait la version contemporaine d’une histoire pour petits et grands, la chèvre de Monsieur Partouche.
La Baule (et ses environs proches) : un fantasme rassembleur, qui parle vaguement à tous, du cadre abonné à l'happy hour au fils d'ouvrier assigné à résidence pour l'été. Tout le monde voit à peu près ce que c'est - les vacances ensoleillées, made in France, quelque part sur une côte. Le Tour de France a commencé ainsi : en arpentant quelques coins bienheureux et plutôt bien préservés d'une misère endémique, entre Vendée et Ille-et-Vilaine. L'étape du mardi fut un voyage progressif vers le pays breton, lequel se jauge, outre les panneaux, aux variations de flore : les arbres, les fleurs et leurs couleurs. Quelques inscriptions et couvertures de presse alpaguées ici et là rappellent des réalités régionales contournées par le tracé. La ZAD de Notre-Dame-des-Landes, taguée en noir sur les départementales par ses partisans - «la ZAD vaincra». Le quartier du Breil, à Nantes aussi, endeuillé par la mort d'un jeune homme abattu par un policier. La course s'est terminée en fin d'après-midi au frais, à Sarzeau. De ce côté-là, tout va.
«Comme des piafs»
A Saint-Gildas-des-Bois (sur l'itinéraire parallèle du parcours du jour), trois jeunes adultes piquent du nez dans une pizzeria. Ils ont entamé un périple Hauts-de-Seine - Maine-et Loire il y a quelques jours. Les rues du village sont vides et les escaliers qui mènent au lavabo de ce joli restaurant craquellent même sous le poids des plus maigrichons. Western moderne : l'étranger enquille de la San Pellegrino vite fait, bien fait, et paye avec sa carte bancaire. Le plus brun des voyageurs, appareil dentaire luisant : «On est parfois à 28 km/h sur le vélo. On apprend à jouer avec le vent… comme des piafs.» Il a un chargeur d'iPhone autour du cou, un copain musicien assis en face (et en tenue de cycliste) et un autre endormi, le front contre la table. Le Tour a tout quadrillé et reconfiguré - certaines routes sont interdites. La course a donc brouillé leurs cartes, leurs GPS et les programmes décidés en amont. En fonction des chemins barrés, les temps s'allongent. C'est comme ça : les Grandes Boucles passent avant toutes les petites.
A Saint-Jean-la-Poterie, à une cinquantaine de bornes de l'arrivée, un jeune commercial - la vingtaine, tatoué sur les bras, footballeur plus que cycliste - rit de bon cœur. Il gagne sa vie dans le bois et autres matériaux de construction, c'est écrit sur sa voiture de fonction. «Ça va bien pour beaucoup de monde par ici, il ne faut pas s'inquiéter…» Son patron a privatisé un champ pour la journée - un marathon de joie (du passage du Tour jusqu'au coup de sifflet final de France-Belgique à la nuit tombée) et de boissons gratuites (même les mousses). Le tri était sélectif au départ : c'était sur invitation, les clients d'abord et ceux qui seraient (sincèrement) intéressés.
«Des jambes et une route»
Mais le peuple, VIP naturel, a fini par s'incruster sans trop de complications. Après tout, on nous le martèle partout : le Tour appartient à tout le monde. Le commercial : «Vous êtes journaliste ? Vous aussi êtes privilégié…» Et : «Mais tout est relatif, on peut aussi tout perdre, de nos jours. Vous n'avez pas peur de ça, vous ?» Le décor : des gamins qui s'amusent d'un rien, des camions publicitaires qui vendent de tout et les anciens qui toisent.
Du doigt, le garçon vendeur de bois indique un quartier populaire, au loin : a priori, les moins bien lotis du coin. Impossible de voir à quoi ça ressemble : ici, les arbres sont infiniment plus grands que les immeubles. Sur le privilège et le relativisme, il dit : «A quelques kilomètres d'ici, un buraliste s'est fait poignarder par un bonhomme à qui il refusait un crédit pour un jeu de grattage. Pour deux euros, donc. Le pire ? Il venait de céder son commerce.» Et puis : «Une femme s'est fait faucher le jour de son anniversaire, au moment de rentrer dans un restaurant. C'est pourtant très tranquille ici…» Soupir.
En face du champ, une dame proche de la retraite gigote à s’en fracturer le bassin. Et elle précise pourquoi : «Le Tour est magique. On peut faire un exploit… Il faut un vélo, des jambes et une route. Ça donne envie même quand on ne peut pas le faire.» Ils n’en ont que pour les cyclistes français. Les favoris comme Romain Bardet et les increvables comme Sylvain Chavanel. Le cas Froome ? Ils s’en tamponnent à un point pas possible. S’ils savaient d’ailleurs : certains suscitent quelques soupçons sur la petite boucle. Après le festin, le grand brun à l’appareil dentaire s’est assis près de son vélo chargé comme une bourrique (les valises). Et il s’est envoyé un petit remontant pour la digestion. Et pour la route.