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Sociofoot

De Knysna à Moscou, un long travail d’image

Coupe du monde 2018dossier
En fin de thèse à l’université Paris-Descartes, Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Pendant le Mondial, il passe quelques clichés du foot au crible des sciences sociales dans sa chronique Sociofoot.
L’équipe de France au terme de la rencontre face à la Belgique, mardi. (Photo Frank Augstein. AP)
publié le 11 juillet 2018 à 20h16

Au-delà du succès sportif, cette sélection française semble avoir aussi gagné le pari de l'exemplarité. Echange sympathique avec le public, courtoisie avec la presse, sobriété dans les coupes de cheveux, l'équipe et ses instances semblent avoir bien ordonné leur communication et les joueurs montrent un visage bien éloigné des équipes de 2010 ou de 2012. Comment est-on passé de l'image de «caïds immatures» (l'expression est de la ministre des Sports de l'époque, Roselyne Bachelot, après Knysna) à celle d'une équipe dévouée ?

Un bouleversement organisationnel

Afin de se défaire de la mauvaise représentation médiatique laissée par les Bleus après 2010 et 2012, la Fédération française de football a été dans l’obligation de redéfinir l’image de la sélection, à la fois vitrine et immense source de revenus pour cette institution. Mais comme nous le rappelle le sociologue Hassen Slimani, il n’y a pas de subordination directe entre les joueurs et la fédération qui gère l’équipe de France. Il s’agit en réalité d’une mise à disposition, où le joueur sélectionné est sous la responsabilité de la fédération (durant la convocation), mais n’en est pas salarié. Une indemnisation peut être versée au club dans lequel le joueur est employé, mais l’activité de ce dernier en sélection est rétribuée par des primes de match et par des droits d’image. De ce fait, le joueur est donc soumis à une exigence de résultat, mais il est aussi amené à collaborer avec les entreprises partenaires de la fédération. Ainsi, afin d’éviter toute déconvenue économique, la pression est mise autour des comportements des joueurs. En 2013, une charte d’exemplarité est affichée dans toutes les chambres des sélectionnés. Au-delà de rappeler les «valeurs» qu’un appelé est censé incarner, on souligne surtout l’importance d’une conduite exemplaire, envers les médias, mais aussi les partenaires. C’est une sorte de «fourre-tout» conceptuel émanant de la fédération et agissant comme un instrument de contrôle, où une simple crête de cheveux peut être interprétée comme un manque de professionnalisme.

Un bagage social plus important

Il faut aussi s’intéresser aux acteurs même pour comprendre la mutation de cette représentation. Et pour cause, si les joueurs gèrent mieux leur image sur le plan national et se montrent plus exemplaires face aux enjeux éducatifs du football, c’est qu’ils disposent de plus de ressources sociales pour agir. De par la transmission tout d’abord, puisque l’environnement social d’origine de certains joueurs cadres leur a permis de bénéficier d’un ensemble de capitaux sociaux favorables à un engagement plus préparé et plus serein dans une carrière sportive. Ainsi Hugo Lloris (fils de banquier et d’avocate), Raphaël Varane (fils de professeur d’anglais), Paul Pogba (frère de footballeurs et neveu d’un d’agent), Antoine Griezmann (pris en charge chez Eric Olhats, recruteur pour la Real Sociedad) ou encore Kylian Mbappé (fils de sportifs de haut niveau et d’éducateurs) ont profité de moyens culturels et sociaux à disposition (connaissance du milieu sportif, importance du diplôme scolaire, présence familiale) pour mieux répondre aux exigences morales du haut niveau.

L'expérience a aussi son rôle, puisque d'autres joueurs ont connu des débuts sportifs loin du très haut niveau, dans des divisions inférieures, leur offrant un détachement sur ce monde de l'élite sportive et une meilleure appréhension de la société civile. C'est le cas de N'Golo Kanté (devenu professionnel à 22 ans), d'Adil Rami (salarié un temps aux espaces verts de la mairie de Fréjus) ou d'Olivier Giroud (passé par le championnat de National). Ces derniers n'ont, en somme, pas uniquement connu le mode vie propre à l'élite footballistique, qui s'apparente à ce que le sociologue Patrick Mignon nomme «la bulle sportive», soit une forme de marginalisation sociale.

Un trop-plein d’exemplarité ?

Cela étant, le récent cas portant sur «la trottinette de N'Golo Kanté» nous invite à nous questionner sur notre obsession quant à l'exemplarité. En effet, le joueur français s'est vu attribuer le fait que longtemps au début de sa carrière, il se rendait aux entraînements à trottinette (lire Libération du 6 juillet), soulignant par là son côté déterminé, mais surtout désintéressé. Or le joueur a démenti cette histoire, qui en réalité reflète notre idéal sportif : puisque imprégnée de coubertinisme, la société française tend à voir comme seules clés de la réussite sportive le dépassement de soi et le désintéressement matériel.

Notre besoin d’exemplarité nous pousse parfois à modifier le réel et à nous inventer des histoires. Au lieu de nous focaliser en permanence sur l’équipe de France, ne devrions-nous pas laisser ces joueurs s’adonner à ce qu’ils savent le mieux faire, jouer ?