Un journaliste aura eu le cran de la poser : lundi, dans une salle du stade de Saint-Pétersbourg, à la veille de la demi-finale remportée (1-0) contre la sélection belge, le sélectionneur tricolore a été invité à se pencher sur le concept - appelons-le ainsi - un poil vulgaire dit de «la chatte à Deschamps», cette supposée bonne étoile qui vient à son secours quand ça compte triple. L'intéressé n'a même pas cillé. «Je n'ai pas à me plaindre d'être souvent au bon endroit au bon moment. Mais bon, avoir de la chance, ça peut arriver une fois, il y a aussi beaucoup de travail de fait. [Cette histoire de "chatte à Deschamps"] n'a pas d'emprise sur moi. Je ne suis pas attaché à mon image, pas du tout. Je suis là pour les joueurs. Les matchs leur appartiennent.»
Un sélectionneur n'est pas un entraîneur de club : une année impaire, il dispose d'une douzaine de séances d'entraînement (autant dire zéro) avec des joueurs dans des états de forme disparates, parfois absents (comme Paul Pogba cet automne) pour cause de blessure. C'est la réalité du métier, à des années-lumières du lustre médiatique et de l'impact planétaire des compétitions internationales. Le sélectionneur des Bleus subit depuis près d'un an et une défaite (1-2) en Suède un procès pour manque de style : autant distribuer des PV pour excès de vitesse pendant un Grand Prix de Formule 1. Le foot de nations n'est pas celui-là - sauf quand une majorité de joueurs vient du même club - et Deschamps a abandonné ce terrain depuis toujours pour coller aux qualités de ceux qu'il a sous la main. Une absence d'idéologie (moi, je fais comme ça) ou de «philosophie», comme on dit désormais dans le foot, qu'il tient pour une modestie.
Mais alors, qu’est-ce qu’il reste ? La «chatte à Deschamps» ? Aucune chance. Le sélectionneur a été joueur avant d’entraîner, il maîtrise les arcanes du haut niveau comme personne : on l’a par exemple vu mener la guerre depuis le bord de la touche au quatrième arbitre lors du fameux France-Ukraine de novembre 2013 comptant pour les barrages du Mondial brésilien après qu’un but tricolore eut été refusé injustement pour un hors-jeu imaginaire. Quelques minutes plus tard, Karim Benzema inscrivait un but… vraiment hors-jeu. Mais celui-là était accordé. Le coaching de Deschamps en quatre volets.
La discipline
Quand un tout frais qualifié pour une finale mondiale se fait entreprendre par un journaliste sur des enfants coincés dans une grotte thaïlandaise, c'est que quelque chose va de travers. Paul Pogba ne s'est pas démonté : «Le foot, c'est quatre-vingt-dix minutes et après, c'est la vie normale. Il ne faut pas oublier les personnes en dehors [du foot] et la vraie vie en dehors. J'espère offrir la victoire à tous ces enfants.» La grotte donc, objet d'un tweet publié sur le compte du joueur… quelques secondes après celui célébrant la victoire des Bleus (1-0) mardi à Saint-Pétersbourg. Le milieu de Manchester United est vite passé à autre chose. Il est comme ça : une ligne de fuite ambulante.
Après, on peut comprendre que le déroulé des matchs des Bleus - à l'exception de la fantasia de Kazan face aux Argentins en 8e, 4-3 - pousse à l'évasion : entendre pour la seconde fois après l'Uruguay vendredi le défenseur tricolore Raphaël Varane s'interroger sur le fait qu'il vient possiblement de terminer son meilleur match en équipe de France («… peut-être… c'est possible… je peux être satisfait…») dit clairement où les hommes du sélectionneur Didier Deschamps vont gagner les matchs. Le tweet de Pogba est un cri : rasez les pics, qu'on voit la mer. Laissez-moi penser à autre chose. Pogba n'est plus Pogba. Plus sobre depuis six semaines sous le maillot bleu, plus dévoué à la cause collective ; le résultat d'un travail de fragilisation du sélectionneur à son endroit - un peu de banc des remplaçants ces derniers mois par-ci, quelques louanges publiques sur son possible remplaçant Corentin Tolisso par-là. Pogba s'est plié au dogme et il en est récompensé : le voilà à un match d'un titre de champion du monde. Varane, chafouin : «N'Golo [Kanté] court partout, Paul [Pogba] presse les adversaires sans arrêt : pas facile pour eux de servir les attaquants après avoir fait des efforts défensifs pareils.»
L’agressivité
Elle a un champ d'expression à nul autre pareil, accessible au profane comme à l'homme de l'art : les coups de pied arrêtés, l'infiniment petit du jeu de football. L'attaquant Olivier Giroud, après la Belgique : «Vous savez, c'est une pure affaire d'état d'esprit, de pugnacité, de hargne. Il faut être totalement dedans mentalement.» Le gardien et capitaine, Hugo Lloris : «On avait plus travaillé les coups de pied arrêtés défensifs avant la Belgique, comme quoi [les Bleus ont marqué le seul but du match sur un coup de pied arrêté offensif, ndlr]… On a préparé le placement, la répartition des tâches, mais on en revient ensuite à une affaire d'impact individuel, de responsabilité, de duel en un contre un.»
C'est là-dessus que les Bleus ont basculé l'Uruguay et la Belgique par-dessus bord : la manifestation d'une agressivité supérieure. «Le rôle du coach est fondamental quand on touche aux questions de détermination et d'envie, expliquait Benjamin Mendy mardi. Il sait faire. Tout tourne toujours autour de la gagne avec lui. Ensuite, Raphaël [Varane] et Hugo [Lloris] font des piqûres de rappel, avant, à la mi-temps, pendant…» Si le talent est l'aristocratie du football, les coups de pied en sont la démocratie : si le petit en veut plus que le grand, c'est lui qui passe l'épaule et qui camionne le ballon dans le but ; celui inscrit par les Bleus mardi étant l'œuvre de Samuel Umtiti, blessé au genou et aux soins tous les jours depuis qu'il a posé le pied en Russie.
Cette hargne vient de loin. Deschamps a pris l'habitude de piquer ses joueurs (lire Libération du 26 juin), le plus souvent devant les micros, et il n'est sans doute pas neutre de voir Lloris, l'une des cibles préférées du sélectionneur, réussir la compétition de sa vie en Russie. Varane avait très mal vécu sa mise à l'écart avant l'Euro 2016, pour une blessure qu'il estimait en voie de guérison rapide : le défenseur madrilène a expliqué ainsi sa rage manifestée sur l'ouverture du score face à l'Uruguay (2-0 au final) à Nijni Novgorod. La question est : aurait-il marqué sans cette mise à l'écart ?
La préparation
La superstar belge Eden Hazard, au sortir de la défaite de mardi : «J'aime mieux perdre avec la Belgique que gagner avec la France.» Son gardien, Thibaut Courtois : «On a perdu contre une équipe qui joue à rien, qui défend. Dommage pour le foot que la Belgique n'ait pas gagné.» Varane : «C'est quoi, le niveau international ? Quand est-ce que tu attaques, quand est-ce que tu défends, quand est-ce que tu laisses le ballon à l'adversaire…» Le même : «L'approche est toujours la même, on regarde l'adversaire, puis on voit comment on peut jouer, nous. Puis le coach donne l'idée. Et il faut que les onze joueurs soient coordonnés par rapport à cette idée.» On part ainsi de l'adversaire : la modestie (on regarde d'abord l'autre) dans la modestie (l'absence de doxa de Deschamps).
Plutôt atypique pour une sélection présumée forte, comptant trois des joueurs les plus chers (Kylian Mbappé, Ousmane Dembélé et Paul Pogba) de tous les temps : elle a censément les moyens d'imposer sa façon de voir, mais non. Lucas Hernandez ou Olivier Giroud se sont dits bluffés par la somme d'informations (le premier) et la qualité des «meetings tactiques instaurés au fil de la compétition», dixit le second : «On sait ce qu'on va trouver sur le terrain, on nous donne beaucoup de clés», et elles ouvrent aussi le détail, la qualité de frappe d'untel ou le fait qu'il préfère entrer sur le terrain sur son pied gauche, par exemple. Deschamps et son staff jouent à chaque fois leur crédibilité : le joueur éprouve en match ce qu'on lui dit… et ce qu'on oublie de lui dire.
Les Belges ont une vision biaisée : depuis le début de la compétition, on a vu les Bleus faire tout et son contraire suivant les circonstances, l’idée maîtresse contre l’Argentine (les priver du ballon, car Leo Messi et consorts sont bien plus forts avec que sans) allant par exemple à l’inverse de celle qui a servi mardi. Chaque match : une petite vie, puis une petite mort. Et on recommence.
Les médias
Un enjeu crucial après la grève du bus de Knysna en 2010 et les dérapages de 2012, où Samir Nasri avait invité un journaliste à aller se «faire enculer» : Deschamps tient cette image serrée, décidant de qui se présente devant les micros, dans quel ordre d'apparition et (parfois) avec quels éléments de langage. Depuis deux mois, les échanges entre les joueurs et les médias présents sont réglos (lire la chronique Sociofoot), loin de la chape de plomb qui pesait sur l'exercice lors de l'Euro 2016 : relativement substantiels, n'hésitant pas à porter sur le jeu (on est là pour ça) et reflétant les problématiques du moment, la contention de l'influence de Mbappé en début de compétition ou les difficultés d'Antoine Griezmann, par exemple.
Un grand absent cependant : Deschamps lui-même, en dehors des points presse obligatoires la veille des matchs et juste après, très convenus. Sans doute estime-t-il n’avoir rien à y gagner. Ça ajoute un suspense : quel sens donnera-t-il, lui, à la folle embardée tricolore ?