On connaît enfin l’adversaire qui se mesurera à l’équipe de France dimanche, pour emporter la couronne du Mondial russe, et l’on ne voudrait surtout pas être à la place de son rhumatologue. Gratifiée d’un versant du tableau a priori plus facile à gravir, mais pénalisée d’avance d’un jour de repos en moins, l’insubmersible Croatie d’un Luka Modric à nouveau prodigieux n’aura rejoint les Bleus en finale qu’au terme d’un nouveau match à rallonge, remporté sur l’Angleterre lors de la prolongation (1-1, 2-1 a.p.), après ses qualifications déjà au bout de la nuit contre le Danemark et la Russie. Les classicistes cocori-cocardiers rêvaient à un nouveau France-Angleterre, prêt à verser à un historique de rivalités recuites, cette fois sur fond de Brexit. C’est un autre genre de remake, moins lesté de géopolitique et de bric-à-brac mythologique, mais tout aussi prometteur du point de vue de l’opposition de styles, auquel on assistera dimanche. Celui de l’éprouvante demi-finale de 1998. Cette fois, au bout du temps, qu’il s’étire ou non une fois de plus, il y aura un titre de champion du monde.
Après le duo de voisins et faux-jumeaux franco-belge, la seconde demi-finale avait tout d’une opposition des contraires. D’un côté, la verte et emballante Angleterre de Southgate, l’une des sélections les plus jeunes engagée dans la compétition, annoncée en rodage pour les horizons 2020 et 2022, et déjà ravie d’être là, ses objectifs surpassés - en sortant vainqueurs de deux matchs à élimination directe, les Anglais en auront remporté autant que lors de leurs cinq précédents Mondiaux. En face, l’un des onze les plus expérimentés du tournoi, une Croatie bordée de trentenaires a priori rincés par les efforts consentis lors des tours précédents - avant eux, seule l’Argentine de 1990 était parvenue, dans l’histoire de la Coupe du monde, à franchir deux séances de tirs au but successives, en dépit du coût supposé en ressources physiques et psychiques. Jouvenceaux sans pression contre briscards tout à leur dernier baroud, venus abattre leur dernière carte sur la scène internationale, le programme du duel livré mercredi soir au stade Loujniki de Moscou avait de la gueule. Mais, paradoxalement par la faute d’un départ précipité, il aura pourtant tardé à prendre toute sa mesure.
On s’était fait le film à l’avance, on s’était raconté une Croatie en maîtrise du ballon et du rythme de la partie malgré ses jambes lourdes, forte de sa brochette de faiseurs de miracles au milieu de terrain (Modric, Rakitic, Brozovic, Perisic…), et une Angleterre méfiante, bien campée sur sa partition, opérant par réaction, à coups de déboulés de ses bolides offensifs (Sterling, Alli, Lingard). Pour avoir plus ou moins vu juste, il nous manquait d’avoir deviné quelle péripétie liminaire conduirait à cette disposition des forces : dès la 4e minute, c’est bien les Anglais qui percent les premiers, par l’entremise de Delle Alli, lequel obtient un coup franc aux vingt mètres, plein axe. Kieran Trippier, merveille de latéral au pied d’or, éclos sur le tard à Tottenham (27 ans, 12 sélections, dont la moitié lors de ce Mondial dont il est l’une des belles confirmations), s’en charge, enroule et enfonce la lucarne de Subasic avec la décontraction d’un tireur de lancer franc - il aura été impliqué dans six des douze buts inscrits par sa sélection en Russie.
L’idée même de courir pendant quatre-vingt dix minutes un mercredi soir devait mettre les Croates au supplice avant d’entrer sur la pelouse, et les voilà contraints dès la cinquième de cavaler après le score. Ce à quoi ils s’emploient tant bien que mal, mais le manque de jus se fait douloureusement sentir face à un bloc discipliné. Le tendre passion nouée entre le cuir des chaussures de Luka Modric et tout ce qui ressemble à un ballon a beau demeurer un spectacle difficilement égalable, on croirait voir deux équipes prendre part au même match sur des tempos désaccordés, l’une jetant toutes les forces qu’il lui reste dans la bataille alors que toutes ses jauges tapent dans le rouge, tandis que l’autre paraît suivre sa feuille de route, fruste mais efficiente, avec une application qui ne requiert aucune démesure - au risque, à terme, de s’endormir.
Et la Croatie a beau pousser en multipliant les renversements de jeu en quête d’un déséquilibre adverse, ce sont bien les Britanniques qui combinent le mieux, trouvent le plus vite la profondeur par leurs jaillissements, et parviennent ainsi à se mettre en situation de s’envoler au score. Alors que les Croates n’ont tiré qu’une fois au but, droit dans les gants de Pickford (par Rebic, 31e), et après plusieurs infiltrations menaçantes d’Alli ou Sterling, Subasic se trouve bien chanceux de détourner par deux fois les tentatives d’Harry Kane, signalé hors jeu à tort. Puis il sera tout aussi heureux de voir Lingard croquer une occasion toute cuite, à l’image du vernis d’imprécision qui empoisonne encore ponctuellement le jeu anglais et empêche les hommes de Southgate d’avoir déjà pris le large quand sonne la mi-temps.
Quel genre d'intervention pourrait bien inverser la fatalité qui se dessine pour ces torpides Croates, d'une partie déjà perdante avant d'avoir commencé à la jouer ? On ne voit alors rien venir, dans le tumulte du stade Loujniki, avivé tant par la chaleur des chants anglais que les tombereaux de sifflets dévolus par la part russe de l'assistance au défenseur croate Vida, non pas à l'encontre de sa délicate proposition capillaire, mais pour avoir dédié l'élimination du pays-hôte, en quart, à l'Ukraine.
L’Angleterre aura toutefois eu tort de s’y croire. Quoique le combat se fasse plus équilibré en seconde période, il faut attendre la 64e pour assister à une réelle occasion, quand une frappe de Perisic démonte le bas-ventre de Kyle Walker. On retrouve les deux mêmes à la lutte trois minutes plus tard, mais l’Anglais n’avait sans doute pas retrouvé tous ses moyens quand son adversaire coupe de la semelle un excellent centre du latéral droit de l’Atletico Madrid Sime Vrsajlko, et trompe Pickford. 1-1.
Le match, qui vivotait depuis la pause, peut reprendre : pour s’être laissée bercer par sa relative domination des évènements, rêvassant déjà tranquillement aux titres de la presse du dimanche, l’Angleterre chancèle, tandis que les Croates entament leur ahurissante phase de réveil. Ce n’est pas un coup de fouet, mais une décharge de quelque chose d’assez puissant qui les meut dans les minutes suivantes - on les y verra envahir plus souvent la surface britannique qu’au cours de l’heure écoulée. Et Perisic, encore lui, manque de renverser la soirée à lui seul lorsqu’il troue la défense et trouve le poteau de Pickford, verni à son tour (72e).
Le temps passe, la perspective d’un nouveau match de deux heures frappe avec insistance à la porte du stade. Pickford signe un solide sauvetage à Mandzukic (83e), Kane rate sa tête sur un coup franc à nouveau remarquablement tiré par Trippier dans le temps additionnel. On n’y coupera pas, avant de croiser la France en finale, les deux équipes se reverront en prolongation.
A la reprise du jeu, les jeunes Anglais retrouvent un peu de leurs esprits, de ballon et de leur maîtrise, face à des Croates qui comptent leurs efforts, sans s’avouer vaincus - c’est peut-être un détail, mais leur sélectionneur Zlatko Dalic fonde une telle confiance en son onze titulaire à la limite du subclaquant, qu’il aura attendu la prolongation pour opérer son premier changement. Des échanges équitables valent à chaque camp de faire une grosse frayeur à l’autre : Vrsajlko sauve sa soirée en détournant une tête de Stones sur sa ligne, alors que son gardien était battu ; Mandzukic bute sur une phénoménale parade du pied de Pickford. Partie remise : le temps d’inverser les positions sur le terrain, et le buteur croate de la Juventus, qui avait connu un Mondial frustrant jusqu’alors, devance deux Anglais en goguette pour reprendre à bout portant une tête de Perisic. La Croatie tient la première finale de son histoire, et il faudra bien attendre dimanche pour toiser, peut-être, les limites de cette increvable équipe. La prometteuse Angleterre de Southgate a quelques années devant elle pour apprivoiser les siennes.