Un mois que les quelque 266 000 abonnés du compte Instagram de Nikola Kalinic attendent désespérément que l’attaquant du Milan AC poste de ses nouvelles. Pas l’ombre d’un selfie depuis l’entrée de la Croatie dans son Mondial, et l’on paierait d’autant plus cher pour savoir d’où Kalinic a pu contempler mercredi soir la qualification de son pays aux dépens de l’Angleterre pour la finale de la Coupe du monde - depuis son canapé, une fanzone de Split, une plage caribéenne ? - qu’on sait le type exigeant quant à l’endroit où il loge ses fesses un soir de match.
Lors de la première rencontre disputée en Russie par l’équipe nationale croate, contre le Nigeria (victoire 2-0), Kalinic était pourtant bien là, à Kaliningrad, sur le banc des remplaçants. Appelé par son entraîneur, Zlatko Dalic, à entrer en jeu, il avait toutefois préféré arguer d’une soudaine douleur lombaire, pour prétexte à contester son insatisfaisante condition de ramasseur de miettes. Le surlendemain, passé un conciliabule de crise entre son sélectionneur et le capitaine de l’équipe, Luka Modric (qui à bien des égards en paraît le copilote), Kalinic prenait l’avion et des vacances anticipées, exclu de cette Coupe du monde où la Croatie allait se frayer le plus beau parcours de son histoire, jusqu’à la finale dimanche contre la France.
A l’arrache
Par-delà les talents indéniables qui innervent chacune des lignes de l'équipe, rompus au plus haut niveau européen - les Modric et Kovacic (Real Madrid), Rakitic (FC Barcelone), Perisic et Brozovic (Inter de Milan) ou Lovren (Liverpool FC) -, cet épisode se donne comme l'un des actes fondateurs du parcours de feu des «Vatreni» (les «Ardents») en Russie, qui aura achevé de sceller l'union sacrée du vestiaire autour de l'objectif d'aller inscrire quelques titres de gloire internationale au palmarès de ses stars virtuoses, pour la plupart trentenaires et venues livrer leur dernier baroud sur la scène mondiale. Un commando jusqu'alors fissuré, à l'image de ses suiveurs, par de sales affaires extra-footballistiques - mis en examen, Lovren et Modric encourent cinq ans de prison pour faux témoignage en faveur d'une huile mafieuse, Zdravko Mamic, dont l'emprise toxique sur les instances du football national a par exemple failli coûter sa carrière à leur coéquipier Andrej Kramaric (lire Libération de mercredi). Surtout, le bannissement de la mauvaise tête aura permis d'imposer l'autorité et la ligne de la figure de Zlatko Dalic, l'un des visages les moins identifiés, y compris des connaisseurs obsessionnels, parmi les trente-deux sélectionneurs engagés dans ce Mondial.
Un type de 51 ans à l’allure aussi bonhomme que pragmatique, chapelet catholique toujours en poche et flegme de surface, que personne ne voyait durer en poste lorsqu’il récupéra le job en catastrophe, en octobre dernier, alors que la campagne de qualification pour le Mondial était en train de virer aigre. Ce qui ne l’empêcha pas d’aller gagner en Ukraine 48 heures plus tard, puis en barrage contre la Finlande, son droit à un contrat longue durée. Trois ans plus tôt, il était encore entraîneur de l’équipe réserve d’un club saoudien, et alimentait son profil sur l’infernal réseau social LinkedIn, où l’on se figure mal voir un Didier Deschamps dérouler son CV en quête de l’aventure professionnelle de sa vie.
Le billet pour le Mondial composté, l'affaire s'est montée à l'arrache : Dalic n'a disposé que de sept matchs comme sélectionneur avant de conduire son équipe en finale, sans que l'on puisse se départir de l'idée qu'il n'était pas tout seul dans le cockpit - à bien des égards, Luka Modric paraît un peu plus qu'un relais pour lui au milieu du terrain. De ce meneur d'hommes, on dit que sa rondeur sut s'attirer une confiance fanatique de ses joueurs partout où il est passé, et se faire adorer d'eux, tout en leur inoculant un sens du dépassement collectif (le match livré contre les Anglais par ses troupes éreintées, et pour certains sur une jambe, sans remplacement effectué avant la prolongation, en constitue une image édifiante), couplé à une discipline propice à faire rompre la sélection croate avec la sempiternelle inconstance des cracks qui la composent.
«Thérapie de choc»
Né à Livno, village yougoslave (aujourd'hui en Bosnie-Herzégovine) peuplé majoritairement de Croates, Dalic fut d'abord un joueur sans gloire, milieu défensif «médiocre», selon ses propres termes, du championnat croate, jamais convoqué sous le maillot à damier de la sélection. Faute de parvenir à s'imposer au sein du club de ses rêves (l'Hajduk Split, où il a débuté, et qu'il a souvent dit espérer entraîner un jour), il suit des études de kiné (après trois prolongations successives pour arriver en finale, cela pourra peut-être servir à ses joueurs), et coule l'essentiel de sa carrière au sein du Varteks, club de la petite ville de Varazdin, aujourd'hui dissout par liquidation judiciaire. Dalic y connaît aussi ses débuts d'aspirant entraîneur, une fois les crampons mis au placard, comme adjoint et disciple de Miroslav Blazevic, coach de la fameuse sélection croate de 1998, médaillée de bronze lors de la première Coupe du monde de sa jeune histoire nationale, après avoir buté sur la France de Lilian Thuram aux portes de la finale.
Passé chef de poste du Varteks en 2005, il mène ensuite diverses expériences, en Croatie puis en Albanie, où il glane quelques titres, tandis qu’il exerce en parallèle, pendant cinq ans, comme adjoint du sélectionneur de l’équipe nationale espoirs. Il y croise les jeunes Mandzukic, Vida, Rakitic ou Kalinic, qu’il dirigera une décennie plus tard en Russie. Avant de filer, faute de voir sa carrière décoller, pour lui mettre quelques pétrodollars dans le moteur, au bord du golfe Persique.
Plus précisément en Arabie Saoudite puis aux Emirats arabes unis, où il se fait un nom, obtient des résultats, établit un record local de régularité en Ligue des champions de la zone Asie. Tout cela, au milieu du désert. Et cela suffit alors pour faire de lui l'un des candidats, certes pas de premier choix, à la succession précipitée du sélectionneur de l'équipe nationale, alors que celle-ci paraît tout près de rater la marche menant à la Coupe du monde. Tandis que l'affaire Mamic bruit à toutes les machines à café du pays, son aura d'homme hors système, à la route tracée en toute indépendance, puis les deux victoires nécessaires à la qualification feront l'affaire pour convertir son contrat de pompier intérimaire en visa pour la Russie. Sa nomination relève d'«une thérapie de choc», invoque alors Davor Suker, ancien buteur star de la sélection et président de la fédération nationale croate. La suite a fait un peu de bruit, notamment dans les pubs anglais mercredi.
Ferme paternelle
Ceux qui ont côtoyé Dalic au travail parlent d’un entraîneur dépourvu de dogme tactique arrêté - c’est sur ce discours qu’il avait obtenu le poste d’entraîneur à Al-Aïn, aux Emirats arabes unis, où ses résultats convainquirent sa fédération de lui confier les clés - au profit de cette inclination : s’adapter tant aux forces à sa disposition qu’à l’adversaire, mais présider coûte que coûte aux destinées du ballon, qu’il s’agisse de marquer ou de préserver un court avantage déjà acquis - et ce, peut-être moins par philosophie profonde que parce qu’il détient en Modric ou Rakitic le type de joueurs qui savent disposer du cuir à leur guise et en retirent un bonheur irradiant. Cette disposition plus proche de l’aspiration argentine au jeu flambard que de la muraille uruguayenne pourrait faire les affaires de l’équipe de France. A condition qu’elle marque la première, et ne se départe pas de toute méfiance : chaque fois, lors des tours précédents, la Croatie a été menée, avant de revenir et de l’emporter tout, tout au bout du temps.
Dalic était en France en juin 1998, en spectateur de sa sélection, dont il avait assisté aux premiers matchs avant de rentrer à Split préparer la saison avec son club, les vacances finies. «J'avais regardé la demi-finale devant ma télévision, se rappelait-il mercredi soir en conférence de presse, après la qualification. Tout le monde se souvient chez nous des deux buts de Thuram : c'est quelque chose dont on parle depuis vingt ans. Je me rappelle m'être levé lors du but de Suker [1-0, 46e, ndlr] et m'être rassis au moment de l'égalisation de Thuram, intervenue une minute après. Le match de dimanche sera une rencontre historique mais on ne cherchera pas à prendre notre revanche sur 1998. On cherchera simplement à réaliser face à la France notre meilleur match de la compétition.»
Et il paraît en effet hasardeux, tout autant qu'il ne l'eut été de rejouer le procès de Jeanne d'Arc en cas de finale contre l'Angleterre, de voir en la défaite de Suker, Boban et consorts contre les hommes d'Aimé Jacquet une blessure traumatique pour un pays ravagé encore trois ans plus tôt par une guerre d'indépendance aux dizaines de milliers de victimes. Quelques minutes plus tard, dans les couloirs du stade Loujniki où se déroulera aussi la finale de dimanche, Ivan Perisic, buteur, passeur décisif et homme du match ce soir-là, embué par l'émotion, lui qui était parti ado se former à Sochaux pour sauver la ferme paternelle, parlait plutôt de «sortir de l'ombre de la génération 1998» que de revanche à prendre. Quant au gardien de but croate de l'AS Monaco, Danijel Subasic, croisé un peu plus loin, enroulé dans un drapeau et le regard ivre, il balaiera la question : «1998 ? Maintenant c'est nous. C'est fini 1998. Parce qu'on est plus forts.»