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Coupe du monde

A Zagreb, la communion plutôt que la corruption

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L’euphorie dans la capitale croate a fait oublier le scandale impliquant du capitaine Modric.
Pendant la demi-finale des Croates à Zagreb, mercredi soir. (Photo Denis Lovrovic. AFP)
par Jelena Prtoric, Correspondante à Zagreb
publié le 13 juillet 2018 à 20h46

«Le football n'est pas "rentré à la maison", il est parti en vacances en Croatie…» Les internautes croates s'en sont donné à cœur joie après la victoire des Vatreni («les Ardents», le surnom de l'équipe nationale) sur les Anglais. Le soir de la qualification, Zagreb (la capitale) s'est transformé en une gigantesque piste de danse. Partout dans le pays, klaxons et chants depuis les toits de voiture ont rythmé la nuit de mercredi à jeudi. Les commerçants ont enregistré des ventes records de bières, les banques ont noté une hausse de retraits d'argent, les restaurateurs se sont réjouis du nombre de cevapcici - rouleaux de viande hachée qui représentent le plat préféré du pays - servis après le match. Le lendemain, la presse a embrayé, séduite par l'équipe nationale qui «a réussi à dépasser la peur de gagner» et «a su garder son sang-froid lors de tous les grands moments décisifs de la Coupe de monde». Lors du Conseil des ministres, les membres du gouvernement ont tous revêtu le maillot à damier. Le Premier ministre, Andrej Plenkovic, a salué un «succès fascinant pour le sport croate». Et annoncé la construction d'un nouveau stade national pour fêter le succès des Ardents.

Peine de prison

Un vent d’euphorie qui pourrait sembler classique pour un pays qualifié en finale de Mondial. Sauf qu’en Croatie, l’ambiance n’était pas du tout la même il y a quelques semaines. Luka Modric, le milieu de terrain croate, aujourd’hui dans la liste des favoris pour le ballon d’or, est impliqué dans une affaire judiciaire, soupçonné d’avoir modifié son témoignage pour protéger son «mentor» Zdravko Mamic, surnommé «le patron du foot croate». Dirigeant sportif et homme d’affaires, Mamic a été condamné à six ans et demi de prison début juin pour des malversations sur des transferts de joueurs, dont celui de Modric. L’homme qui a fait naître de nombreuses étoiles croates se cache en Bosnie-Herzégovine. L’autre pilier de l’équipe, le défenseur Dejan Lovren, risque aussi une peine de prison pour faux témoignage.

«La fuite de Zdravko Mamic et les procès de Modric et Lovren ont jeté une ombre sur notre équipe au début de ce Mondial», rappelle Drazen Lalic, sociologue et auteur du livre Football et Politique. La presse nationale relatait alors avec vigueur la frustration du pays qui voyait en Modric et Lovren des symboles d'un football croate gangrené par la corruption.

Le «je ne me souviens pas» prononcé par Modric lorsqu'il refusait de confirmer sa première déposition contre Mamic a été détourné par les internautes croates pendant des mois. Alors que le capitaine des Ardents ratait son penalty contre le Danemark en huitième, une photo de lui avec l'inscription «Je ne me souviens pas comment tirer au but» s'est propagée sur Internet. Les murs de son Zadar natal sont désormais couverts de graffitis : «Luka, tu t'en souviendras un jour», ou encore «Modric, une pute de Mamic».

Prêts à pardonner

La qualification en finale a fait passer l'affaire au second plan. Les supporteurs et la presse chantent désormais les louanges du «meilleur joueur croate». Sur un des stands de la place principale de Zagreb, le stock des maillots à damier rouge et blanc est presque épuisé. Nadja, 25 ans, qui vient de finir ses études en médecine, s'est acheté un maillot numéro 10, celui du capitaine Modric. «Il est notre meilleur joueur.» Et ses ennuis avec la justice ? «J'en ai entendu parler, mais ce n'est pas important maintenant. Nous devons nous concentrer sur le match de la finale.» A l'instar de Nadja, de nombreux supporteurs semblent prêts à pardonner Modric. «Avant la Coupe du monde, je prédisais que ses ennuis judiciaires auraient un impact négatif sur le jeu de la sélection. Je pensais aussi que les gens étaient davantage concernés par les affaires de corruption que par le succès de notre équipe au Mondial. Aujourd'hui, j'avoue que j'avais tort», admet le sociologue Drazen Lalic.

Et une fois la parenthèse du Mondial refermée ? L'opinion pourrait bien à nouveau changer d'avis, estime le journaliste croate spécialisé dans le football Aleksandar Holiga, qui a suivi le procès Mamic. «Pendant le Mondial, tout le monde suit le football et on a l'impression que c'est la seule chose qui compte. Mais les vrais supporteurs, ceux qui suivent le football toute l'année, ils ne peuvent pas oublier», analyse-t-il. Selon lui, il est possible d'apprécier le jeu de Modric sans faire fi de son parjure : «Il m'est impossible de penser que les lois croates devraient être différentes pour quelqu'un seulement parce qu'il a bien joué dans l'équipe nationale. Tout ne se pardonne pas.»