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Coupe du monde

Comment j’ai surmonté la mort du direct

Coupe du monde 2018dossier
Que l’on regarde les matchs sur BeIn ou TF1, la box ou le smartphone, il existe des différences de tempo qui font que nombre de spectateurs se font spoiler les buts.
Lors de la demi-finale France-Belgique, en Corse. (Photo Pascal Pochard-Casabianca. AFP)
par Olivier Joyard, Critique de séries
publié le 13 juillet 2018 à 19h56

Mais qui sont ces gens qui hurlent ? Laisser les fenêtres ouvertes pendant un match de Coupe du monde (quoi, il fait 35°C ?) expose de manière probable à l'effroi du spoiler, sous forme de cris surgis du bar le plus proche. Les impétrants célèbrent un but que nous n'avons pas encore vu, parce que leur système de diffusion offre la maîtrise cruciale du logos. Venue des séries, où réussir à ne pas connaître l'issue du prochain épisode de Game of Thrones trois heures après sa diffusion tient du sport national, la culture du spoiler, en bon français «divulgâchis», atterrit dans le foot. Pour certains d'entre nous, Mario Mandzukic avait déjà envoyé la Croatie en finale quand d'autres regardaient son équipe repartir du rond central. Selon que l'on vit le Mondial devant TF1 ou BeIn, via une box internet ou sur smartphone, les images nous parviennent dans un tempo différent. Le signal vidéo envoyé par satellite est réceptionné par les chaînes mondiales 6 dixièmes de secondes après la réalité, mais le temps d'arrivée sur nos écrans dépend de plusieurs facteurs, compressions, débit internet notamment. A part écouter la radio, regarder TF1 depuis la TNT reste la meilleure solution. Le décalage peut atteindre la minute avec un streaming en 4G.

La situation existe déjà depuis quelques années, mais le point de non-retour semble atteint. Alors qu'on le croyait éternellement lié à l'expérience de regarder du sport, le direct n'existe plus. Une révolution douce, évitable à coup sûr en regardant France-Croatie armé d'un casque de chantier, mais que l'on peut aussi embrasser. Savoir à l'avance qu'un but va être marqué n'a pas que des désavantages. Ceux qui étaient coincés dans un dîner antifoot ont pu apprécier tranquillement la fulgurante contre-attaque gagnante des Belges face au Japon (3-2) après avoir été prévenus par des voisins hurleurs. L'excuse pour saisir leur téléphone était toute trouvée et l'expérience singulière, proche de l'art du suspense - opposé à la surprise - tel que Hitchcock l'a défini face à Truffaut dans les années 60. «La différence entre le suspense et la surprise est très simple. Nous sommes en train de parler, il y a peut-être une bombe sous cette table […] et tout d'un coup, boum, explosion. Le public est surpris […]. Maintenant, examinons le suspense. La bombe est sous la table et le public le sait, probablement parce qu'il a vu l'anarchiste la déposer. Le public sait que la bombe explosera à une heure et qu'il est une heure moins le quart - il y a une horloge ; la même conversation anodine devient tout à coup très intéressante parce que le public participe à la scène.» Il existe diverses manières de participer à la scène du Mondial 2018 : en juge fébrile des images (la VAR et son mur d'écrans), en fétichiste du geste rendu à son essence arty (le gif majestueux qu'est devenu le but de Benjamin Pavard contre l'Argentine), en amateur de burlesque post-Buster Keaton (les «mèmes» recensant les roulades de Neymar sur les réseaux sociaux) et, finalement, en spectateur ou spectatrice fluide, capable de dépasser l'adrénaline de la surprise pour jouir différemment.