La dernière chose que l'on s'attendait à lire chez ces gars-là à quarante-huit heures d'une finale mondiale, dimanche au stade Loujniki de Moscou face à ces bons vieux Croates : la tendresse. Tout est là, entre la brutalité sauvage des matchs - dans le genre, la partie de manivelles contre les Belges a crevé tous les plafonds - et la coulisse, que l'on devine plus nettement au fil des passages des joueurs devant les micros. Dans leur camp retranché d'Istra, cette tendresse se concentre sur deux d'entre eux : le petit (1,68 m) N'Golo Kanté, l'homme qui refuse obstinément la lumière mais qui triche aux cartes, et plus encore Kylian Mbappé, celui qui tient déjà le futur du football mondial dans ses mains. Et le plus bel hommage pour l'attaquant est sorti de la bouche d'un Paul Pogba débarrassé de ses postures gaulliennes - «on va péter la France» - pour endosser ces attitudes inquiètes et un peu confuses reflétant sa nature profonde.
Passage à l’âge adulte
La question portait sur leur précocité commune, Pogba (25 ans) l'ayant déjà traversée : «Vous [les journalistes, ndlr] nous comparez, mais Kylian comprend des choses que je ne comprenais pas à cet âge-là. Vous savez, sur son exploit technique [une sorte de volte-face avec talonnade mettant Olivier Giroud sur orbite à la 54e minute de la rencontre face aux Belges, sans doute le geste technique le plus affolant de toute la compétition], si je note sur 10 je mets 10, si je note sur 20 je mets 20. Si sa passe n'était pas arrivée à destination, je mettais 0. C'est ça, le foot : 10 ou 0, rien entre les deux. Ne soyez pas trop durs avec Kylian : je vous dis ça alors que je sais que vous le serez. Il provoque [c'est-à-dire qu'il attaque les défenseurs adverses balle au pied], il accélère, il frappe, il donne des ballons décisifs… Kylian est jeune [19 ans] mais sur le terrain, il n'y a pas de jeune, ça n'existe pas. S'il clame partout qu'il est le meilleur, ce qu'il n'a pas dit [mais qu'il pense], et qu'il le prouve ensuite sur le terrain, je ne vois pas où est le problème. C'est bien d'avoir des ambitions. Ensuite, c'est un problème d'interprétation, c'est-à-dire de regard. Je peux lui donner des conseils, mais son talent, c'est lui.»
Mbappé n'aime pas qu'on lui rappelle son âge. «Du coup, pour l'emmerder, on lui dit qu'il a 15 ans, explique le défenseur Samuel Umtiti. Kylian sait où il veut aller, et comment il veut y aller. En Russie, il est en train de faire un truc de fou. Il sait aussi qu'il y a tellement de joueurs pour le remettre à sa place s'il se prend pour un autre qu'il évite de…» Non : Mbappé n'aime toujours pas jouer sur un côté parce que ça le contraint à défendre. Et le gamin n'a pas lâché un pouce de terrain, il a simplement tracé des frontières médiatiques (profil relativement bas) et temporelles (il donnera son sentiment, mais pas tout de suite) à l'intérieur desquelles il pense ronger son frein. Mais Pogba, Umtiti et les autres ont trouvé le truc : ensevelir le gamin sous des pelletées de tendresse respectueuse, lui renvoyer l'image emmêlée de sa jeunesse et de son talent pour atténuer son dépit. Peut-être que ça lui passera, que Mbappé finira par voir les choses comme les autres les ont vues pour lui entre le 16 juin et le 15 juillet 2018. Et peut-être que non : ça pose la question de la trace que laisse une compétition mondiale chez un homme, qui pose elle-même rien moins que la problématique du passage à l'âge adulte.
Et c'est Pogba qui s'y est collé. On a maintes fois exprimé ici les réserves suscitées par le personnage d'excentrique qu'il se sent obligé de jouer et qu'il a du reste des difficultés à tenir quand il consent (rarement, ce qui incline à penser qu'il est conscient de cette limite) à l'exposition médiatique. Jeudi, le milieu de Manchester United s'est pointé devant les micros et on a compris tout de suite qu'il n'avait plus peur de rien. Du point de vue du train bleu, l'instant était presque solennel : tous les joueurs sauf lui avaient jusqu'ici donné ce qu'ils avaient à donner médiatiquement, avec plus ou moins de bonne grâce mais sans jouer un rôle, ou bien un rôle proche de leur nature profonde. Restait Pogba. Il a commencé par tendre l'oreille quand un présent s'est fait l'écho d'une remarque de son entraîneur à Manchester United, José Mourinho, sur son match face aux Belges : «Il a dit quoi ?» avec l'empressement angoissé d'un lycéen apprenant ses résultats du bac par ouï-dire.
Rentrer dans le rang
Ensuite, Pogba a porté un éclairage inédit et potentiellement explosif - c'est son sélectionneur qui va être content - sur la défaite face au Portugal (0-1 après prolongations) en finale de l'Euro 2016 : «On pensait que c'était gagné. Que c'était fait. Dans nos têtes, la vraie finale, c'était trois jours plus tôt à Marseille, la demie face aux Allemands (2-0). Mais ce que je vous dis, vous le savez tous.» Mais c'est surtout sur lui, sur son évolution de joueur que le Mancunien a ouvert les vannes. On a posé la question nous-même : quelle démarche intellectuelle a-t-il entreprise pour, sinon rentrer dans le rang, du moins accepter le cadre collectif et défensif où le staff tricolore le tient si serré ? «Avant le Mondial, j'avais dit des choses [qu'on attendait qu'il fasse tout sur un terrain : défendre, marquer, attaquer…] et on l'a mal pris. Là, si je répète la même chose, on le prendra bien. Je n'écoute pas les critiques, mais elles reviennent à mes oreilles quand même. On ne me parle plus de marquer des buts, d'être décisif, on apprécie le travail défensif que je fais pour ce qu'il est… On est moins sur moi. [Antoine Griezmann] a été dans le viseur aussi [pour ne pas suffisamment peser offensivement] mais là c'est fini, on raconte qu'il fait d'autres choses, qu'il travaille pour l'équipe. Les joueurs m'ont énormément aidé. La partie défensive n'est pas mon fort : pendant les matchs, ils me parlent sans arrêt, "reviens", "mets-toi là", Antoine n'arrête pas, il me positionne tout le temps et je progresse, je prends en maturité. Je grandis. Non, disons plutôt qu'on m'a fait grandir. Maintenant, je défends avec plaisir.»
Le plus beau happening tricolore hors terrain de la compétition : c’est le plus inquiet d’entre tous, le plus dissimulateur aussi, qui est venu se mettre à poil devant les micros et expliquer qu’il était devenu un homme parce que les autres lui avaient tendu la main, ce qui change au passage la focale portée sur le «leadership» que la totalité des joueurs tricolores (moins Mbappé) est publiquement venue prêter à Pogba.
Si les Bleus accrochent une deuxième étoile à leur maillot après la Croatie dimanche, la puissance et la dureté expressionniste de leurs matchs enrobera le tout et on racontera la force, la doxa d'airain du sélectionneur, Didier Deschamps, les phénomènes offensifs (Griezmann, Mbappé, Pogba) que les moins doués qu'eux mettent d'équerre à grands coups de messages à peine cryptés lâchés dans la presse ou sur les ondes, et les romantiques pleureront discrètement la dissociation du beau («j'aime mieux perdre avec la Belgique que gagner avec la France», dixit la superstar belge Eden Hazard, mardi) et du résultat.
Pour autant, tout le monde tombera dans le panneau, les romantiques comme les autres. Parce que Pogba est bel et bien moteur dans le groupe France : grâce aux autres, puisqu’il le dit, à travers les autres aussi, mais il l’est. Blaise Matuidi l’a affirmé, Umtiti aussi, les deux gamins (Benjamin Pavard et Lucas Hernandez) qui jouent derrière aussi, N’Golo Kanté, Hugo Lloris… Une vie d’homme : faible par nature, fort parce qu’on ne craint plus d’exposer ses faiblesses et fort encore parce qu’on vous tend la main.
Une petite mort
Les hautes altitudes aident bien : difficile de bluffer, ceux qui dépendent de vous sur le terrain et à qui vous avez le pouvoir de planter un couteau dans le dos en cas d'erreur ont exacerbé d'instinct leur capacité à vous décoder à livre ouvert. Ces derniers jours, tous les Bleus qui sont passés à confesse ont usé du même ton : élégiaque et mélancolique, la prescience d'une petite mort. Matuidi a évoqué le sujet et le sous-entendu était moins poétique : «J'aurais pu passer deux mois de plus avec eux. On est capables de passer des heures ensemble, ça a été parfois jusqu'au bout de la nuit.» Etrange tout de même qu'il faille s'extraire des clubs et des salaires pharaoniques - ce qu'ils gagnent en comparaison avec l'équipe de France est peanuts - pour redécouvrir les joies silencieuses de la fraternité. Le fait d'aller toucher la moustache «années folles» du défenseur remplaçant Adil Rami avant les matchs (Griezmann a installé le truc avant le quart contre l'Uruguay), la célébration bizarre d'Umtiti après le but face aux Belges : des trucs qui n'ont de sens que pour eux seuls et qui s'évanouiront lundi, quoi qu'il soit advenu la veille. Griezmann : «Je sais qu'une victoire peut changer beaucoup de choses. Mais je ne pense pas à lundi.» Ceux-là auront perdu quelque chose à jamais : la parenthèse aura vécu, le monde extérieur reprendra ses droits. Mais ils seront peut-être champions du monde.