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Coupe du monde

Griezmann, l’âme et la manière

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Au milieu d’un match compliqué, alors que la plupart des héros du Mondial prenaient l’eau, l’attaquant a tenu la maison.
Antoine Griezmann lors de la finale France-Croatie. (Photo Franck Fife. AFP)
par Julien Gester, Envoyé spécial à Moscou
publié le 15 juillet 2018 à 21h26

L'histoire ne retiendra pas forcément que l'équipe de France a décroché sa deuxième victoire en Coupe du monde en réalisant son plus mauvais match du tournoi - le happening sans enjeu France-Danemark n'entrant pas en ligne de compte. Pourtant, les Français ont attendu la finale, leur finale, pour donner raison aux récriminations de mauvais perdants exprimés à chaud par leurs adversaires belges du tour précédent. «On a perdu contre une équipe qui joue à rien», avait été jusqu'à déclarer sous le coup de l'amertume le gardien Thibaut Courtois à l'issue, certes, d'un corps à corps étouffant, dont les Bleus avaient toutefois triomphé sans trembler. Les statistiques ne pouvaient pas tout à fait mentir : la France avait tiré deux fois plus au but que la Belgique, commis moins de fautes, remporté la majorité des duels… La possession du ballon ? Cette vieille lune.

Dimanche, au stade Loujniki de Moscou, on a pourtant tout d’abord vu ça, au début de chaque période : une équipe qui ne savait plus à quoi elle jouait, comment elle avait prévu de défendre, comment répondre au mordant du milieu adverse. Mais une équipe qui menait 2-1 à la mi-temps en n’ayant tiré qu’une seule fois au but - pour huit frappes et des perforations à la pelle côté croate. Une équipe capable d’inscrire à l’heure de jeu les deux buts qui lui permirent de prendre le large alors qu’on la voyait se noyer comme rarement, disons depuis sa partition sans relief contre la redoutable Australie, lors de son entrée en matière dans le Mondial.

«Cholisme». Tandis que la plupart des héros des tours précédents paraissaient tous saisis d'hébétude et transis, à force de se faire bousculer comme ils en avaient perdu le goût (les Kanté, Pavard, Varane, puis même Lloris, une fraction de seconde), deux types, guère plus, ont permis au vaisseau France de surnager, avec le coup de pouce d'un arbitre à la dérive quand il fallait (lire page 3) : derrière, ce fut Samuel Umtiti, devant, Antoine Griezmann - entre les deux, jusqu'à l'entrée de Steven Nzonzi, et le coup de mieux de Paul Pogba, on n'a longtemps plus discerné grand-chose, sinon de superbes coulissements damés de rouge et blanc.

On connaissait à Griezmann ce goût du combat, prononcé chez lui à un degré rare à son poste, et de la hargne, l’agressivité, la solidarité que cela requiert. Tout un art du «cholisme», cette manière et cet art durs, tendus, disciplinés de la victoire râpeuse, que le Français a fait siens sous l’influence de Diego Simeone à l’Atlético Madrid, où il vient de resigner plutôt que de filer gagner des titres à Barcelone - l’annonce de sa décision à grand renfort d’opération com, à la veille du Mondial, avait été pour le moins maladroite, mais il fallait bien y voir une forme de manifeste identitaire. Logé entre un milieu bousculé comme jamais, qui buvait la tasse, perdant plus de duels en une mi-temps que depuis le début de sa compétition, et des attaquants en déshérence (Mbappé, Giroud), plus irrigués en ballons par grand monde, Griezmann fut donc souvent le seul garant d’une continuité du jeu français, tandis qu’Umtiti assurait ce qu’il pouvait à l’arrière.

Comme contre la Belgique, on l'a vu combler les manques du pressing, redescendre au plus près de sa défense, offrir des possibles à l'échappée du ballon, se montrer de bout en bout d'une justesse et d'une utilité sans égales côté français, mettre chaque fois ses qualités techniques aiguës au service de la fluidité des transitions offensives, quitte à avoir un train de retard quand le cuir parvenait aux avant-postes. Ce qui ne l'empêcha pas de gonfler encore un peu ses statistiques, pour le meilleur et le moins glorieux : c'est lui qui a le vice de provoquer ce coup franc à la 18e en abusant l'arbitre, lui qui ouvre indirectement le score en le bottant sur la tête du malheureux Mandzukic (1-0), lui qui joue le corner conduisant au penalty, lui encore qui le tire et prend Subasic à contre-pied (2-1, 38e), lui enfin qui récupère dans la surface ce centre dévié de Kylian Mbappé et a l'intelligence de le glisser derrière lui à Paul Pogba, buteur en s'y reprenant à deux fois (3-1, 59e ; l'affaire était entendue).

Mélancolique. On retiendra aussi que, au-dessus de ses partenaires tout le match, il l'aura achevé en retrait du groupe, à l'écart, essuyant seul son visage en larmes dans son maillot détrempé, tandis que tous ses coéquipiers pavoisaient en meute, Didier Deschamps porté à bout de bras.

Comme si cet absolu du titre mondial, conquis dans la dernière ligne droite essentiellement par ses soins, ne pouvait être d’abord vécu que par un prisme élégiaque - quelque chose semblait agoniser alors en Griezmann, mais quoi ? Il ne paraissait en tout cas pas donné, lors de son émergence parmi les figures de proue de l’équipe de France, que sa trajectoire en bleu viendrait un jour se colorer de pareils reflets mélancoliques. Et ce n’est pas la moindre des surprises de l’épilogue de cette Coupe du monde que d’avoir achevé de rendre assez bouleversante cette silhouette, qui nous avait longtemps paru vouée à enluminer candidement les images pieuses, le récit national et des pubs pour rasoir de son sourire de bon garçon pop, moderne et bon teint. Dans la noyade comme dans la fête, il a pourtant longtemps passé la soirée de son sacre à côté des autres.