Un mois de football, à doses quasi quotidiennes, avec ralentissement progressif en vue du sevrage violent de la mi-juillet – on y est. Pendant ce temps-là, quelles images, flashs et mouvements nous hantaient donc les jours de relâche et la nuit dans les trains entre Krasnodar et Kazan ? Fragments d’un bilan.
Le jeu : la faillite de la possession
Passé le simulacre d'opposition en ouverture entre le pays hôte et des Saoudiens à la rue, le Mondial russe s'était véritablement ouvert par un trompe-l'œil en forme de récital. Annoncée en possible déroute, au lendemain du licenciement surprise de son sélectionneur, une grande Espagne parée de toutes ses dentelles avait délivré au Portugal un cours virtuose de contrepoint sériel sur l'art de la passe, et il avait fallu en face un Cristiano Ronaldo au sommet de son rendement pour que ce match somptueux s'achève sur un nul (3-3). Les sorties suivantes de la Roja révélèrent que l'on avait assisté là au dernier spasme d'un poulet sans tête, ne sachant plus bien sur quel pied danser, son curseur s'affolant sans but dans son éternel dilemme entre édification de cathédrale à la barcelonaise et pragmatisme madrilène : au bout, il y eut cette élimination sans gloire contre la Russie et les adieux saumâtres à son génial orchestrateur, Andres Iniesta, au terme d'un chef-d'œuvre de domination stérile – plus de 1 000 passes échangées en toute innocuité, un record.
Le fiasco espagnol, par-delà la gouvernance tourmentée qui l’explique pour partie, sera apparu emblématique de la faillite d’un certain jeu de possession faiseur de rois sur la scène internationale depuis une dizaine d’années – et dont on avait déjà entrevu la mise à mal par le sacre d’un Portugal plus dynamiteur cynique que joueur lors du dernier Euro. La déroute du champion en titre allemand, le calamiteux parcours argentin ou même l’élimination du favori brésilien dès lors qu’il fut privé de son joueur sachant le mieux détruire les entreprises adverses (Casemiro) procèdent de cette évolution, au profit de blocs médians compacts sachant subir et livrer bataille sur les deux premiers tiers du terrain. De là, des avants-centres stars rarement en majesté, mais au charbon plus souvent qu’à leur tour, là où le jeu n’a cessé de se concentrer (Olivier Giroud, Harry Kane…).
Il faut bien marquer pour gagner ? Une transition offensive éclair, un exploit individuel – sous réserve d’avoir les joueurs pour –, des centres lancés à la douzaine et les coups de pied arrêtés feront bien l’affaire. Un principe de domination consentie que peu d’équipes qui auront brillé dans cette compétition ont manqué d’adopter, ne serait-ce que le temps d’un match – car l’adaptation à l’adversaire, même au sein d’un schéma inflexible, fut souvent la clé, et ainsi la Croatie a-t-elle peiné à se frayer son chemin jusqu’en finale sans se départir du ballon et de son jeu de renversements.
Le joueur : Modric en majesté
Lui aussi a été annoncé rincé et la tête vagabonde, entre une interminable saison achevée par une victoire en Ligue des champions et une mise en examen au pays pour faux témoignage dans une affaire mafieuse, pour laquelle il encourt une peine de prison. Rien n'y a fait, pourtant, Luka Modric a régné sans partage sur ce Mondial. Il y a les chiffres : deux buts marqués, une passe décisive, 63 km parcourus avant la finale (de loin le record du tournoi), des dribbles, des ballons récupérés, des passes clés à la pelle, exécutées avec autant de décontraction que de passion manifeste. Mais les chiffres ne disent encore rien de ce que Modric inocule à son équipe de l'intelligence collective dont il irradie à chaque instant, en infatigable inventeur de temps, d'espace et de lignes claires là où nul autre n'en discernerait sinon lui. «On le croirait né avec une forme d'intelligence musculaire supérieure, applicable à toute activité qui s'exprime avec un ballon», louait l'ancien champion du monde argentin Jorge Valdano, à la veille de la demi-finale contre l'Angleterre, le troisième match qui l'aura conduit en prolongations, sans que l'épuisement paraisse avoir de prise sur lui ou sur sa capacité à insuffler l'air le plus pur au jeu. Un parcours tel qu'il n'avait pas même besoin de réussir une grande finale pour s'imposer comme le joueur le plus décisif du tournoi - et, au regard de ses interactions avec son sélectionneur, sans doute même un peu plus que cela.
Le match : la folie Belgique-Japon
Jamais, depuis un demi-siècle, une équipe menée 2-0 lors d’un match à élimination directe de Coupe du monde ne l’avait emporté. C’est là le retournement de l’histoire réussi par la Belgique en huitième de finale, contre le Japon. La seule équipe asiatique sortie de la phase de poules, l’une des plus enthousiasmantes du Mondial aussi, entre force collective et finesse technique, défiait les cotes et avait quelques raisons de se voir en quart à une vingtaine de minutes de la fin, mais n’a pas su contenir le sursaut des Diables rouges, conclu par un enchantement d’action collective en contre, à la suite d’un corner trop crânement joué par les Japonais. Relance rapide de Courtois, chevauchée de De Bruyne, faux appel magique de Lukaku découvrant un espace dans lequel s’engouffre le décalage pour Meunier, lequel centre, le même Lukaku laisse filer, et Chadli conclut. La Belgique pouvait aller renverser le Brésil en quart, dans un match pas moins beau. Mais on n’est pas près d’oublier les Inui, Shibasaki, Nagatomo ou Shoji, acteurs méconnus des prodiges japonais.
L’arbitrage : la vidéo intermittente
L'innovation majeure annoncée de cette édition aura fait long feu. L'assistance vidéo (ou VAR, d'après son diminutif anglais) fut, lors de la première phase du tournoi, sujette à débats infinis (comme les bonnes vieilles erreurs d'arbitrage humain et assimilées d'antan), tant quant à ses modalités d'interventions aléatoires (on comprendrait, par exemple, que les Serbes ne se soient toujours pas remis du double placage enduré par leur attaquant sous les radars de la VAR), quant au prix à payer en termes de temps et de rythme, ou même aux décisions qui pouvaient découler de son usage (ce penalty aberrant accordé à l'Iran contre le Portugal). Ainsi était-on passé de l'ère du «Y avait péno ou pas ?» à celle du «Y avait pas vidéo, là ?» Mais ça, c'était au premier tour. Depuis, il y eut cet intéressant showcase du patron de l'arbitrage mondial, Pierluigi Collina, vantant que tout s'était bien passé, et que selon son comptage personnel, 99,3 % des décisions rendues l'avaient été justement, grâce à la vidéo. Mais ensuite, la VAR a mystérieusement disparu de nos écrans jusqu'à son retour en finale, comme si l'heure des matchs couperets venus, on avait passé consigne de laisser les hommes et leur justice imparfaite occuper le centre de l'image - ils avaient alors sans doute toujours une voix dans l'oreillette, mais on aurait pourtant cru qu'ils rejouaient aux cow-boys et aux Indiens avec les cabrioles de Neymar comme avant.
Le but : le missile inespéré de Toni Kroos
On joue la dernière seconde d’une rencontre désormais promise à marquer l’humiliante élimination du champion en titre, déjà défait par un Mexique emballant, et ce dès le deuxième match de la phase de groupes. Le monument allemand, réduit à dix après l’expulsion de Boateng, vient de frapper le poteau dans le temps additionnel, mais n’y arrive décidément pas.
Jusqu’à ce coup franc faussement bien placé à la 95e minute, à la gauche d’une surface suédoise qui lui présente un angle de tir quasi impossible. Encouragé par ses coéquipiers à envoyer dans le paquet, Toni Kroos, fautif sur le but encaissé par son équipe mais monstrueux par la suite, prend la résolution de la jouer autrement - un peu tel un Dimitri Liénard dans un derby Strasbourg-Colmar - et botte la courbe idéale d’un missile, pleine lucarne opposée. But sublime et virtuel, en ce qu’il était à la fois inespéré, porteur d’un espoir, et que cet espoir fut torpillé, juste quelques jours plus tard contre la Corée du Sud, par un but tout aussi aberrant et donc grandiose, à base de gardien parti à l’aventure à l’opposé de ses cages, de passe de 80 mètres, de course folle et de ballon que l’on n’a qu’à pousser, au bout de l’effort, pour le loger au fond des filets. Un but comme ça, ça n’existe pas.