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Y a-t-il de bonnes défaites ?

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En fin de thèse à l’université Paris-Descartes, où il travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes, Seghir Lazri passe quelques clichés du foot au crible des sciences sociales.
L'équipe de France après sa défaite en finale de la Coupe du monde 2006. (Photo Patrik Stollarz. AFP)
publié le 15 juillet 2018 à 9h23
(mis à jour le 15 juillet 2018 à 13h15)

Alors que la finale approche à grands pas, les références à la victoire française 1998 se font de plus en plus présentes dans les médias contrairement à celles de l’épisode de 2006 où la France avait pourtant atteint le même stade. S’il est question de commémorer les vingt ans d’un événement sportif historique, il s’agit aussi de mettre en avant la victoire plutôt que la défaite lors de la coupe du monde allemande. Dès lors, la défaite en tant que réalité sportive, ne fait-elle pas sens ? Paradoxalement ne pourrait-on pas y trouver quelque chose de salutaire ?

Perdre dans l’effort

L’historien Alfred Wahl, spécialiste de l’histoire du football, nous rappelle que pendant très longtemps, certaines défaites footballistiques étaient portées en triomphe. De l’envahissement de la pelouse après la légendaire «défaite» 4-1 de la France face à l’Angleterre en mai 1923 (les Français avaient pour habitude de perdre avec des scores à deux chiffres) à la descente des Champs-Élysées de l’équipe de l’AS Saint-Etienne après sa finale perdue de Coupe d’Europe en 1976, si la France a célébré ces défaites selon l’historien, c’est qu’à côté du véritable vainqueur, elle a reconnu un autre champion, celui qui s’est battu, qui a fourni l’effort, celui qui a gagné la bataille morale.

En réalité, ce constat fait écho à la dimension méritocratique portée par le sport de haut niveau, et plus précisément à la notion de mérite moral. En effet, pour le philosophe Raphaël Verchère, la notion de méritocratie dans le sport suggère deux types de mérite. Tout à d’abord, il y a le mérite rétributif, c’est-à-dire que le champion gagne par son talent, indépendamment de la quantité et de la qualité du travail fourni, puis il y a le mérite moral qui salue l’engagement et les efforts de l’athlète quand bien même il perdrait. Dans certains cas alors, la défaite de l’athlète peut renvoyer au mérite moral, car elle n’est au fond pas le signe d’une absence d’effort. La figure même du perdant peut susciter l’admiration, comme a pu l’illustré durant des années le cycliste Raymond Poulidor, surnommé «l’éternel second», symbole d’une France de l’effort face à Eddy Mercx ou à Jacques Anquetil, incarnant par leur succès, le mérite du talent, comme nous le rappelle Raphaël Verchère. Autrement dit, la défaite au sens, où elle met en scène le principe de mérite moral, va être vectrice d’une certaine cohésion sociale auprès du public, mais aussi de la nation.

Néanmoins, cette représentation tend à disparaître, selon le philosophe, puisque actuellement, la majorité des discours des sportifs sous-entendent l’idée que leur réussite est due exclusivement à une masse considérable de travail, reléguant de manière significative le talent ou les dispositions naturelles au second plan, et surtout subordonnant l’effort à la réussite. Ainsi, le champion est celui qui fournit l’effort contrairement au perdant qui ne se serait pas assez « efforcé ».

Le perdant, cette figure contestataire

Aussi, selon Alfred Wahl, la sacralisation de la défaite a été historiquement un moyen de résistance sociétale. Et pour cause, d’après l’historien, la sympathie accordée aux perdants témoigne d’un soutien à ceux qui symbolisent «l’armée des vaincus» de la société. Dans la mesure où la compétition sportive se veut le reflet du système de concurrence imposée par la société libérale, la figure du perdant, comme a pu l’être encore une fois Raymond Poulidor, représente toutes les victimes de ce système perçu comme terriblement injuste. En d’autres termes, le perdant méritant peut aussi bien être l’expression d’une autre réalité sociale, celle des opprimés et des exclus du système, qui malgré tous leurs efforts, peinent à survivre, induisant par ce fait une remise en cause de ce système comme accès au bonheur et au bien vivre.

En somme, la défaite n’est pas nécessairement liée à un manque de travail, l’expérience même de celle-ci nous invite à relativiser et à repenser le concept d’effort. L’effort au-delà d’être défini uniquement comme la condition de la réussite, peut être tout aussi bien la condition de notre bien-être, nous dit la philosophe Isabelle Queval, puisque détaché de l’impératif de la performance, il nous inviterait refaçonner notre existence.

Si l’équipe de France perd dimanche soir, elle ne sera pas nécessairement non-méritante, au contraire sa défaite pourrait tout aussi bien signifier qu’elle est allée au bout d’elle-même, qu’elle a compris ses propres limites, qu’elle les a acceptées, autrement dit qu’elle s’est réalisée. Au lieu d’illustrer un dépassement de soi, cette équipe nous enseignerait une certaine idée de l’accomplissement de soi.