Garrincha, Pantani, Gascoigne, Enke, Dupouey, Castilho, Speed… Autant de grands champions qui ont connu le revers de la médaille. De la dépression à l’isolement social, voire au suicide, si la consécration sportive est le signe d’un épanouissement, elle peut être aussi le point de départ d’une forme de vulnérabilité.
Le sacre, ce point de bifurcation
La Coupe du monde est, au même titre que les Jeux olympiques, considérée comme une compétition majeure. Elle est souvent considérée comme l’ultime épreuve, signe de la consécration la plus totale, pour un individu dont l’entrée et la spécialisation dans le domaine sportif remontent aux premiers âges de sa vie. Une vie, d’ailleurs, vécue sur le régime de l’intensité, comme le souligne la philosophe Isabelle Queval, puisque l’athlète s’inscrivant perpétuellement dans le dépassement de soi, vit sa vie de manière extrême.
Le caractère éphémère de la carrière sportive modifie l’action et la perception du temps, l’impératif premier n’est pas de durer (faire carrière le plus longtemps possible), mais de gagner le plus possible, et de voir ses efforts d’arrachement couronnés par le plus grand nombre. Dès lors, une fois le sacre advenu, une fois l’objectif ultime atteint, la vie de l’athlète s’en retrouve bouleversée, par la satisfaction du devoir accompli, mais aussi paradoxalement par l’idée qu’il faut aller plus loin encore. La consécration sportive apparaît alors comme un moment où le joueur fait face à de nouvelles dynamiques d’existence, comme un point de bifurcation dans sa vie sportive et sociale.
A ce propos, la sociologie des bifurcations, récemment mise en lumière par les sociologues Marc Bessin, Claire Bidart et Michel Grossetti, et prenant appui sur les travaux d’une des grandes figures de la sociologie, George Simmel, nous invite à repenser la consécration sportive comme un «turning point», autrement dit un point de basculement dans les trajectoires de vie, où l’ensemble des représentations et des liens sociaux se retrouvent bouleversés. Ainsi l’identification nouvelle dont fait l’objet le sportif couronné, entraîne à la fois une modification, mais aussi une nouvelle entrée dans plusieurs cercles sociaux. Le champion du monde revêtant un nouveau stigmate (positif) doit affronter de nouvelles formes d’exigence.
Le champion, figure socialement désarmée
Il n’est pas rare de lire dans les témoignages de grands champions, notamment ceux de la sphère du sport professionnel, l’expression d’une certaine forme de vacuité existentielle après avoir connu la gloire. Du champion du monde 1998 qu’est Emmanuel Petit au prometteur footballeur allemand Sebastian Diesler, le sentiment d’une perte de repère sociale suite à un engagement sportif hors norme est assez présent. En ce sens, il ne faut pas oublier que l’investissement sportif commence assez tôt, notamment à travers la formation sportive qui correspond à ce que l’on nomme sociologiquement «l’effet tunnel», autrement dit un régime d’engagements particuliers où le jeune talent est amené à se parfaire dans une structure éducative ultra concurrentielle de plus en plus fermée à mesure que le rythme de l’activité s’intensifie.
Cet «effet tunnel» a pour conséquence de modifier dès l’adolescence l’ensemble des relations sociales, puisqu’exclusivement concentrées autour de la pratique. Par la suite, l’entrée dans une carrière coïncide souvent avec l’insertion dans une bulle sportive, relevant souvent d’une forme de marginalisation sociale, puisque les joueurs apparaissent souvent comme déconnectés du reste de la société. En d’autres termes, leur identité sociale va reposer essentiellement sur leur valeur sportive. Dès lors, la consécration, en tant que «turning point», va une nouvelle fois redéfinir la nature des liens sociaux, car le sport en tant que producteur d’idéal social, fait du champion une figure d’exemplarité. Les athlètes se retrouvent dans de nouveaux milieux (marchands, politiques, etc.) et doivent répondre à nouvelles attentes pour lesquelles le milieu de la formation et du professionnalisme sportif ne les a pas toujours préparés. Ce qui a pour conséquence de fragiliser leur carrière, mais aussi leur vie sociale. En somme, le monde de l’élite sportive produit des champions sans nécessairement leur permettre d’accumuler des ressources significatives, pour répondre à des exigences dépassant justement cette sphère sportive.
La figure du champion du monde français Stéphane Guivarc’h, assez présente dans la mémoire collective, met en lumière les risques sociaux de la consécration sportive. Sacré mondialement, les attentes sportives et sociales ont été trop grandes pour ce joueur, entraînant chez lui, une forme de disqualification. Mais ce champion devenu vendeur de piscines montre aussi que le retour à une vie sociale moins soumise, à cet impératif du dépassement permanent, peut-être une forme de résilience, un moyen de renouer des liens et finalement de renaître socialement.
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