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Billet

Seule, la victoire est moche

Deschamps a tué dans l’œuf le tragique romantique qui a longtemps ému la France.
Didier Deschamps après la victoire, le 15 juillet à Moscou. (Photo Jewel Samad. AFP)
publié le 16 juillet 2018 à 20h36

Lors de la première Route du rhum, un marin battu sur le fil s'écria : «Seule la victoire est jolie.» Didier Deschamps approuve absolument, qui ne cesse de prêcher que seule la défaite est… moche. En Russie, les Bleus ont joué en précautionneux et conclu en chanceux. L'unanimisme du pays radieux est tel qu'on ne va pas se gêner pour dire qu'autant les gaillards semblent humainement adorables, autant on a peu apprécié leur frilosité générale, leur repli stratégique et leur absence de prise de risques.

Victoire, défaite

En sport, la France a longtemps célébré le panache meurtri, le grandiose ensanglanté, la flamberge au vent mauvais. On pouvait faillir à l’instant décisif si l’on avait transfusé sa rasade d’épopée aux rêveurs d’aubes chancelantes. Magnifiques, les perdants étaient vénérés. Ils serraient d’autant plus les cœurs qu’ils les avaient fait battre. En 1998 comme capitaine et en 2018 comme entraîneur, Deschamps a tué dans l’œuf ce qu’il considère comme un tragique de pacotille, un fatras à falbalas romantiques. Anti-Coubertin primaire, il se contrefiche de participer à des olympiades d’élégance et à des échauffourées artistiques. A la beauté du geste, il préfère le fist-fucking technico-tactique. Le bluffant est qu’il en ait convaincu des exubérants de la roulette comme Pogba ou des trépanés de la talonnade comme Mbappé.

Attaque, défense

Ce n’est pas pour rien que le Ballon d’or, qui récompense le meilleur joueur, va (presque) toujours à des attaquants. Pingre en réalisations, le foot chérit ses libérateurs. Il préfère ses cambrioleurs à ses gardes-chiourmes, ses inventeurs à ses coupe-jarrets, ses flambeurs à ses épiciers. L’attaque est une héroïque fantaisie quand la défense est faite de briques et de mortier. Longtemps, les Français ont continué de rêver d’abordage sans s’être aperçus que leurs succès sentaient déjà le tacle glissé des sidérurgistes et la sueur rance des destructeurs créatifs à la Schumpeter. C’était vrai avec Jacquet en 1998. Ça l’est plus encore en 2018. Quand d’autres bâtissent sur du sable, Didier Deschamps est un foreur de douves, concret et déceptif, réaliste et socialisateur. Mais sa force de conviction aurait été moins efficace sans l’apport culturel de Griezmann. Esthète frêle et blond en apparence, le lancier de l’Atlético de Madrid a appris à aimer faire obstacle et briser les élans. Ce qui fait de lui le relais d’opinion parfait pour un réalisme laborieux et un saccage disgracieux.

Vitesse, vista

Jusqu’à peu, il fallait posséder le ballon pour paraître riche et intelligent. Façon Barça, on était maître de sa destinée quand on tannait le cuir. Désormais, il ne sert à rien de capitaliser. Il faut patienter et puis accélérer. Le tempo est bref et le spasme immédiat. Deschamps a su adapter son pragmatisme à la typologie de son arme fatale. Avant, la France avait des numéros 10 (Platini, Zidane) stratèges en balistique. Avec eux, le ballon fusait. Cette fois, Mbappé, leur successeur numérique, va plus vite avec la balle que sans. Il est l’arc et la flèche, au risque de déboussoler ses lanceurs alertes. Et c’est pour lui ouvrir l’espace vers la cible que Deschamps fait reculer ses troupes. Quitte à voir des talents bredouiller leur football et se perdre dans des combats douteux, mais victorieux.