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Libération
Tel père tel fils

Un air de famille sur la Grande Boucle

Tour de France 2018dossier
Trente ans après son père Jean-François, Julien Bernard court le Tour de France. Deux générations, deux époques, mais un même plaisir du travail bien fait.
Julien Bernard de l’équipe Trek-Segafredo, le 7 mars à Saint-Etienne, sur le Paris-Nice. (Photo Peter de Voecht. Photo News. Panoramic )
publié le 16 juillet 2018 à 19h26

Jean-François Bernard (le père) a terminé sa carrière, comme Julien Bernard (le fils) a commencé la sienne : rouler pour la gloire et le bonheur d'un autre, tout en y trouvant son compte. Les deux sont présents sur le Tour de France : le premier le commente pour France Info, le second court pour l'équipe américaine Trek-Segafredo. Ils racontent chacun leur époque - les années 80 et 2018 - au travers de valeurs communes : la détermination, l'humilité, le pragmatisme, le boulot façon artisan… Libération les a rencontrés (séparément) et leur lien transpire jusque dans certaines de leurs formules qui se superposent. Comme «il ne faut pas se prendre pour un autre». En définitive, les deux composent avec une étiquette difficile à décoller «père de» «fils de». Chacun à son échelle : le premier (une gloire française, troisième du Tour en 1987) évoque un contexte étouffant qui l'empêcha d'aller plus haut, le second (un équipier apprécié de ses patrons, à la découverte de son premier Tour) veut se délester de son héritage pour progresser à son rythme.

Julien Bernard, au Tour du fils

Il a fallu l'interrompre, parce que cet aveu-là fait une drôle de musique : Julien Bernard, coureur de l'équipe Trek-Segafredo, confesse avoir juré fidélité à «l'altruisme» total, peut-être jusqu'à la fin de sa carrière. «Je ne cherche jamais ma place dans un classement. Le soir, je regarde le top 20. Je regarde où se situe [Bauke] Mollema, mon leader. C'est tout.»

On lui oppose le paradoxe : la compétition affûte l’ego, même des amateurs s’excitent autour des hiérarchies. Il dresse son autoportrait : beaucoup trop juste pour obtenir un câlin sur les podiums des grandes courses, mais trop fort pour l’anonymat. On parle d’un bonhomme qui fait le récit de l’escalade d’une montagne en chausson : «marche par marche», ce qui démultiplie à l’infini le risque de ne jamais voir la gueule des sommets.

Un soir de Tour de France, il se raconte dans un hôtel à Chartres : «J'ai plutôt le caractère de ma mère, je ne ressens pas de pression, contrairement à mon père, qui était beaucoup plus explosif au moment de sa carrière. Je vois le vélo comme un jeu, j'en profite, je suis heureux. Et quand tu perds ? Il y a plus grave dans la vie, j'ai été éduqué de cette manière.»

Permis de chasse. Au départ, Jean-François Bernard se moque bien que son fils, quand celui-ci s'y met à l'adolescence, soit moyen à vélo. D'ailleurs, c'est l'inverse : le premier n'ayant aucune envie d'être imité par le second, l'éducation cycliste est coulante - pas de grandes discussions sur les méthodes d'entraînement, ni d'exégèses sur tous les à-côtés. L'histoire commence quand le petit comprend qu'il s'ennuie au football. Et qu'il se verrait - pourquoi pas ? - en tenue moulante, casque ovale sur la tête.

Julien Bernard, 26 ans : «Autant ça fonctionnait naturellement dans l'étude, autant j'ai toujours trouvé que je progressais moins vite que les autres en vélo. J'enviais parfois ceux qui étaient doués. Puis, j'ai compris la seule façon de combler une partie du décalage : travailler, c'est-à-dire respecter à la lettre ce qui est préconisé à l'entraînement. Les plus doués ont parfois des oublis.»

Une enfance dans la Nièvre, les parents ont divorcé. Une licence de Staps à Dijon et un permis de chasse qui ne lui sert plus trop - «je manque de temps». Une compagne, Margot, nourrice à domicile, avec qui il s'est installé dans un village de Côte-d'Or. Le passage d'un cuisinier danois dans les couloirs de l'hôtel lui inspire un complément de biographie : «Je suis petit-fils de boucher. Donc, en général, ce que le cuistot met dans l'assiette me convient très bien. Très vite, on apprend à tout aimer.»

En 2015, il passe chez les pros. Trek l'engage : les Américains sont impressionnés par son Tour du Colorado la même année, quand Bernard finit 10e. Il signe : «Je me rends compte, avant de commencer un master à l'université, que je n'ai jamais redoublé. J'avais donc un an de bonus comparé à beaucoup d'autres : après avoir discuté avec mes parents, j'ai décidé de me donner cette année-là pour voir ce que ça donnerait chez les pros.»

Avant ça, il progresse tranquillement au Sprinter Club olympique de Dijon, avec qui il continue de s'entraîner et de jouer aux cartes dans un gîte de campagne, à la veille des championnats de France. «Je leur dois tout.» Sur l'ambition, il concède : «Quand je sens que je peux faire un coup, je ne me bride pas. Je n'ai peut-être pas les qualités des autres, mais je sais quand il est possible de faire quelque chose. Si j'arrive à grimper les marches, même une à une, je peux viser plus haut.»

Ecœurement progressif. Il traverse ses premières compétitions avec un fantôme assis sur le guidon. Affaire classique : dans l'imaginaire collectif français, il est le fils d'une ancienne gloire du cyclisme. Ça le flatte au début, avant l'écœurement progressif. «Qui ne rêve pas d'exister par lui-même ?» Et là ? Il coupe court à toutes les tentatives de comparaison à travers l'éloge de son itinéraire bis, où son Jean-François Bernard n'apparaît sur aucun panneau. «Mon père a gagné 60 courses, c'était un putain de coursier. Hormis les sprinteurs, qui peut faire pareil aujourd'hui ? Quelle que soit ma progression, je ne pourrais jamais l'égaler.» 

R.K.

Jean-François Bernard, papa roule

Jean-François Bernard sur le Tour en 1987. Aujourd’hui, il commente la course sur France Info. Photo Boutroux Landrain. Presse Sports

Cette manie du vélo de toujours parler de ce qui cloche… Quand on lui faisait remarquer qu'il était l'homme qui a perdu un Tour de France pour huit secondes, Laurent Fignon répondait : «Non, je suis celui qui a gagné deux Tours !» Pour Jean-François Bernard, c'est réglé par un gros «Hahaha». « Vous avez perdu le Tour 1987», lui disent les gens. Il fait l'air de celui qui est saoulé. Le même rire rond, pas dupe, qu'il utilise comme un jingle sur France Info, la radio où il est consultant. Pour dire que tel coureur est suspect, tellement gavé de produits qu'il ne ferait pas bon craquer une allumette à côté, il place juste son rire.

Fusil laser. On le rencontre samedi soir, à Amiens après l'arrivée de l'étape. Bernard prend une clope et revient sur l'histoire : «La spirale n'a pas tourné du bon côté.» Son contre-la-montre magistral du mont Ventoux où il tournait le plateau de 39 dents comme la trancheuse à jambon. L'étape suivante où il est retardé et où aucun adversaire ne veut rendre service : «On n'a pas le droit de t'aider.» Il pense que son directeur sportif, le Suisse Paul Köchli, était trop en rivalité avec les autres équipes. Que ça lui a nui. Il aurait aimé que Bernard Hinault, qui avait pris sa retraite six mois plus tôt, roule encore dans son équipe et freine sa fougue : «Je n'en veux qu'à ma jeunesse.»

Jean-François Bernard, trois prénoms, ou juste «Jeff», est devenu le premier Hinault manqué. Aussi l'un des derniers mecs à incarner une liberté d'anar. Cyclisme des années 80 : ultimes restes d'affection populaire avant un mépris montant et la crise à tous les étages, les attaques d'envergure, les défaillances monstres, les bandeaux en éponge sur le front, les maillots à carreaux du peintre Mondrian. La caravane qui servait le café en bassines sur la place du village, au départ de chaque étape, un bistro pour tous. Quelque chose tenait dans la même main les coureurs smicards et les champions féroces,avec leur tête sur papier glacé. Certains, suivant la mode, enregistraient des disques disco. Jeff sort son single en 1988 avec les Kips, groupe parti dans l'oubli : «Au Tour de France, tout le monde a sa chance. Au Tour de France, la France est en vacances», sur des trilles de synthé, façon fusil laser.

Sa campagne de la Nièvre, le village d'Aunay-en-Bazois. Le père de Jean-François était charcutier. Il aurait aimé ouvrir une affaire de traiteur, Bernard père et fils. «Ça m'aurait plu», fait Jeff. Du temps de sa splendeur cycliste, un photographe l'a fait poser en tablier blanc, un jour, pour voir. Ça lui allait très bien. C'est cette vie à la campagne qu'il a retrouvée à 56 ans. Les levers à 5 h 30, la marche sur les chemins de la Nièvre. En hiver, il embarque des chasseurs tous les jours de la semaine sauf le mercredi, six ou sept pour tirer le petit gibier, une cinquantaine pour le gros. Il bosse aussi pour «le Comte» du château d'Espeuilles, qui lui a demandé de faire régisseur. Alors, le Tour de France 1987… «Non, mais ça va», dit Bernard. Qui précise cependant : «Je sais que tout serait allé très vite après.»

«Oui-non-merde». En 1992, il passe faire la pige en Espagne pour Miguel Indurain. «Equipier protégé, ça m'allait très bien, dit-il. Ah ! Si j'avais connu ces gens-là plus tôt.» Comprendre : on ne m'aurait pas cassé les pieds chaque matin en me bombardant dans un roman qui n'est pas le mien. C'est la même année où naît Julien. Son deuxième enfant. Jeff Bernard dit alors : «Lui, il ne fera pas de vélo, c'est trop dur.» Mais le fils a son caractère aussi. Le père insiste : «Julien s'est fabriqué tout seul !» Le résultat lui plaît. «Sur le Tour du Nivernais-Morvans, en amateur, je suis l'organisateur et c'est lui qui gagne. On m'a dit pour plaisanter que je l'avais pistonné. Franchement, je pouvais pas acheter ses adversaires !» Bernard père s'est mêlé une seule fois de la carrière de son fils, à l'été 2015, quand Cofidis tergiversait à dire si elle allait l'engager. «Le manager m'évitait, il me dit : «On va voir.» Nous, dans la famille, on connaît pas. C'est oui-non-merde. Le lendemain je croise un directeur sportif de l'équipe Trek qui me demande : «C'est bon pour le petit chez Cofidis ?» Je réponds «non» et il me dit : «On le veut.»» Mais il n'en pipe mot à son fils. Qui lui téléphone le soir : «Papa, le service course de Trek m'a appelé. Ils voulaient savoir ma taille de vélo, bizarre ?» Bernard père : «Hahaha.»

P.C.