Pierre est descendu de son camping-car en mocassins et petite veste : une minuscule balade avant le dîner, entre la porte et la route - les cent pas au sens propre. Avec sa voix de gosse, le vieil homme raconte le virage en contrebas : il y a quelques jours, le corps d'une femme a terminé là après une chute à vélo, alors qu'elle descendait le col de la Madeleine. Le bruit court que la dame est brisée de bas en haut : elle ne sentait plus ses jambes, et puis elle aurait répondu à côté quand un secouriste lui demanda le nom du président actuel - «Nicolas Sarkozy».
Autrefois, Pierre, petit bonhomme trapu, allait d'usine en usine et de ville en ville, qu'il énumère sans virgules, comme on compterait jusqu'à dix. Il baisse la tête : «Le plein-emploi, oui… Les patrons venaient nous chercher jusqu'à la maison, oui…» Cinquante ans de boulot manuel lui ont bousillé une partie de l'œil droit, mais donné de très bons camarades partout. Depuis dix ans, Pierre quitte Bourges (sa ville du Cher) avec sa compagne et se fait une étape du Tour pour rejoindre un, deux ou trois copains. L'amour du cyclisme est modéré : le vélo est un prétexte d'été. «On boit des canons, on se voit, on garde le lien, on en tisse d'autres…» Il est arrivé dimanche pour avoir le privilège de choisir son espace : à mesure qu'approchait ce jeudi (l'étape Bourg Saint-Maurice-Alpe d'Huez), les bouts de terre en bord de route se raréfient. Le Tour n'est pas christique : les premiers seront les premiers.
Pot de confiture
Le col de la Madeleine : un morceau d'Alpes à 2 000 mètres, où des quidams lèvent un bras vers le ciel et l'agitent, du ciel vers la terre, comme s'ils tiraient sur une poignée vissée sur les nuages - la quête désespérée du réseau téléphonique est une performance artistique. Où l'on s'est perché un après-midi, l'avant-veille du passage des coureurs - des touristes venus de toute l'Europe patientent au frais depuis des jours. Parfois, il arrive qu'une voiture monte et descende. Business : ces hommes à quatre roues vendent des produits dérivés du Tour (du drapeau au tee-shirt) à des tarifs de contraventions. Pierre, l'homme aux mocassins, en regardant la nuit cavaler vers lui : «J'ai connu la banlieue parisienne quand certaines grandes villes n'étaient que des champs. Je dormais dans une caravane au début, mon épouse me suivait partout.» Et : «Au revoir… Mais appelez-moi Pierrot, tout le monde m'appelle Pierrot.»
Jacqueline se rappelle des années 50 : les boissons glacées et la télévision dans un café quelque part dans le centre de la France. Sa marraine, qui n’avait pas d’enfant, la gâtait : un jour de Tour, elle lui a offert des figurines de cyclistes qu’un artisan trimballait dans une boîte en bois. Ses frères ont joué avec jusqu’à les abîmer pour de bon. On lui avait demandé son plus grand souvenir de vélo. Avec René (son compagnon), ils sont arrivés lundi d’un village près de Mâcon. Et se sont calés à deux kilomètres du haut du col, là où des barrières ont déjà été dressées par l’organisation sur un parking pour rappeler aux colons momentanés que le Tour est tout-puissant. A 2 000 mètres d’altitude : les cousins (insectes souples et tactiles) vous attaquent de dos et les restaurants de front (à prendre ou à laisser).
Un homme au bouc pointu, tatouages de sabres sur les bras, réfléchit à tout cela sous un panneau indiquant le passage de bovins : «Le Tour est gratuit, mais pas les à-côtés. Ce qui signifie qu'il n'est pas forcément gratuit.» Le quinqua dessine dans le vide un pot de confiture avec les mains : «Six euros pour un échantillon : on n'a pas la chance de pouvoir goûter les produits locaux. On y vient petit à petit : la politique a détruit les loisirs.» Il montre les routes en bas : «Est-ce qu'ils ne vont pas nous demander de descendre avant la course ?» Toise ses pieds en donnant le prix du gazole. Jeudi soir, il rentre dans les Deux-Sèvres.
«On est des privilégiés»
René, compagnon de Jacqueline : dans les années 60, il a couru avec Bernard Thévenet (double vainqueur du Tour en 1975 et 1977), du côté de chez eux, en Saône-et-Loire. «Thévenet vient d'un lieu-dit qui s'appelle Le Guidon.» Rire franc, avec les épaules qui bougent. La carrière amateure de René a duré une poignée d'années : «Il y avait les courses de village. On y gagnait de l'argent, de bonnes primes… Je ne saurais pas faire la conversion. En économisant, j'avais pu m'acheter une petite voiture avec les primes. Mais je ne pouvais pas continuer : à l'époque, je travaillais trois cent onze heures par mois. Ce n'était pas pire ou mieux qu'aujourd'hui : c'était juste nos vies.»
Retraire heureuse : il y a douze ans, le couple s'est payé un camping-car, quatre ans après leur rencontre à Saint-Gervais au cours d'une randonnée. Jacqueline dessinait des logos pour les vêtements, son homme était menuisier vers Megève, où il retapait des chalets : «Très honnêtement, si j'étais dans une extrême précarité, je n'opterais pas pour les grandes villes où plus personne n'a le temps de se regarder. J'irais m'installer dans un petit village, où il y a toujours une possibilité de faire quelque chose de ses mains.» Les amoureux roulent toute l'année aux quatre coins de l'Europe. Le Tour est une récréation, le col de la Madeleine un goûter. Jacqueline : «On est conscient d'être des privilégiés.»
M. Desmurs (il se présente ainsi) s'est garé à mi-chemin entre le haut et le bas du col de la Madeleine. Un drapeau belge à deux mètres le met en transe : «Ici même, il y a quelques années, un camping-car belge s'était mis n'importe comment : avec les copains, on s'était accroupis sous le véhicule et on avait menacé son propriétaire. Soit il le déplace, soit on le balance dans le ravin.» Le justicier est habillé aux couleurs de Cofidis, qui l'arrose gracieusement et régulièrement d'une tripotée d'accessoires. Il y a cinq ou six ans, il a rencontré, par hasard, une huile de l'équipe française (engagée sur le Tour), à qui il a filé son adresse postale. Depuis, le Lyonnais se débrouille pour suivre plusieurs étapes, aux couleurs du pourvoyeur de crédits à la consommation.
Le drapeau belge d'à côté : la propriété d'une famille de Flamands, dont un étudiant qui regarde les voitures comme s'il retenait les plaques. Et philosophe en touchant ses lunettes avec l'index : «J'aime le cyclisme parce que ces gars souffrent seuls. Ils méritent plus que d'autres qu'on les soutienne. Pourquoi choisissent-ils de souffrir ? C'est intéressant.» Ça le fait tourner en rond, et rire de gêne, au point de le faire rougir au-dessus des joues.
Début de nostalgie
M. Desmurs, entre deux éloges de la classe populaire (la sienne) : «Vous avez vu Nacer Bouhanni [absent du Tour] ? Il doit être à 100 000 euros par mois. C'est rien du tout si l'on compare avec le football.» Tous les récits du Tour déroulés par le jeune retraité ont la même trame : les puissants (dirigeants, coureurs, politiques, cuisiniers…), dès qu'ils se montrent avant et après les courses, sont attentifs au respect des moins dotés pour coller à la mythologie de l'événement (qui invisibiliserait l'intitulé des catégories sociales). Il savoure. Mercredi soir, les gendarmes devaient fermer l'accès du col de la Madeleine. Des gens déjà sur place cherchent la bonne émotion à exprimer : compatir (pour ceux qui resteront en bas) ou se réjouir (d'avoir son camping-car au paradis). Et des copains de M. Desmurs, dont certains ont débarqué du Pas-de-Calais, finissent par confesser un début de nostalgie : c'était mieux l'an dernier.
D'abord, ils disent qu'Yvette Horner, figure artistique de la course, était «encore de notre monde» avec son accordéon - même si elle n'en jouait plus depuis des lunes. Ensuite que la caravane était moins austère. Un Auxerrois en tee-shirt bleu ciel, petit-fils accroché au short : «Avant, ils distribuaient les cadeaux par cartons, sans rien calculer. Là, on la voit seulement passer à une vitesse folle.» Et : «Avant, ils nous donnaient à manger pour des jours. Aujourd'hui, c'est une madeleine par-ci, une madeleine par-là. Un gendarme était à côté de moi quand je les ai ramassées… Je lui ai dit que je comptais sur ces madeleines pour mon dîner. Que je n'avais pas prévu de perdre une taille de ceinture.»