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Libération
Récit

Tour de France : Team Sky, un serpent à deux têtes

Tour de France 2018dossier
Geraint Thomas a remporté sous les sifflets l’Alpe-d’Huez. Son duel avec le quadruple vainqueur Chris Froome sent le soufre.
Derrière Egan Bernal : Geraint Thomas et Chris Froome, jeudi à l’Alpe-d’Huez. (Photo Peter Dejong. AP)
publié le 19 juillet 2018 à 20h36

L'Alpe-d'Huez est morte. C'est un meurtre très propre et sans trace de sang : les organisateurs du Tour de France ont décidé d'anéantir le «virage des Hollandais», l'un des lieux les plus joyeux de l'épreuve. Ainsi nommé parce qu'il y a des campeurs-buveurs-supporteurs néerlandais en masse dans ce virage, numéro 7 d'une montée qui en compte 21. Kermesse. Ici, les coureurs fatigués mais encore taquins prenaient une bière à la volée et y trempaient les lèvres. Cette année, c'est fini : la mairie de Bourg-d'Oisans a interdit la vente d'alcool dans la montée, alors que la préfecture de l'Isère recommandait simplement de limiter la quantité des fûts. La sono a été coupée. Des barrières en métal posées. Près d'une vingtaine de policiers postés, avec le concours des agents de sécurité d'Amaury Sport Organisation, propriétaire de l'épreuve.

Un nouveau virage, plus présentable, contrôle sa clameur : le numéro 14, plus en contrebas. «Le virage des Gallois», qui exulte à demi-cri pour son champion, le maillot jaune Geraint Thomas, qui a remporté jeudi l'étape et conforté sa première place au classement avec 1"39 d'avance sur Christopher Froome. Ces fans paisibles ont pendu à la roche une photo géante de Geraint Thomas en jaune, incertains que celui-ci garde la tunique jusqu'à l'arrivée des Champs-Elysées dans une dizaine de jours. Il y a en effet un souci sportif dans ce Tour de grande prohibition : Thomas et Froome sont collègues au sein du Team Sky et aucun n'a l'intention de terminer second.

Agneau AOC

Jeudi, Thomas disait que «Froomey reste évidemment le leader». Au contraire, son directeur sportif, le Français Nicolas Portal, indiquait qu'il n'était «pas question de choisir» entre les deux hommes. L'un peut chuter dans un ravin et l'autre le remplacerait. L'un pourrait fatiguer et perdre du temps, au hasard Geraint Thomas, qui n'a jamais fait mieux que quinzième dans le Tour (à deux reprises, en 2015 et 2016) et qui reconnaissait mercredi, après sa première victoire d'étape sur le col du Petit-Saint-Bernard : «[Froome] a gagné six grands tours, alors que, pour ma part, une épreuve de trois semaines est une inconnue.»

Les théories les plus sophistiquées roulent parmi les coureurs et les journalistes : Froome, vainqueur sortant du Tour, ne serait qu’un leurre, destiné à polariser l’attention afin de laisser Thomas attaquer à merci. Le contraire s’imagine aussi : Thomas évite à Froome de prendre le maillot jaune trop tôt, et donc de se rendre trop visible aux yeux d’un public qui lui est largement hostile. Le Britannique, soupçonné de dopage au salbutamol après son contrôle anormal de septembre, refusé de participation au Tour par les organisateurs fin juin, blanchi par l’Union cycliste internationale début juillet, a fait l’objet de quelques tentatives de coups dans la montée de l’Alpe d’Huez – agresseurs avinés en douce ou à l’inverse furax de l’interdiction de bière ? Et puis, on retourne les hypothèses : la Sky fait croire qu’elle utilise Froome comme un leurre mais il en sera bel et bien un, Thomas étant le leader privilégié depuis le départ. Et vice versa…

Froome ou Thomas, à la fin ce sera Sky qui gagne. Le manager de l’équipe a l’embarras du choix entre deux hommes très différents. Un quadruple lauréat du Tour, 33 ans, très aimé de son sponsor, un peu moins du public britannique chauvin (il est né Kenyan et réside à Monaco) et encore moins du public français moyen. Contre un leader balbutiant, 32 ans, qui avait failli quitter Sky en 2011 pour l’équipe américaine Garmin, lassé d’une discipline interne trop quadrillée, adoré des Gallois (il fait de la pub pour l’agneau AOC) et à son tour conspué ce jeudi par le public, sur le podium à l’Alpe d’Huez.

Laquais

Bradley Wiggins est revenu sur ce duel. Le tombeur du Tour 2012, un ancien de la maison, a chargé son ancien manager David Brailsford sur Eurosport mardi : «Dave va certainement murmurer à l'oreille de chacun et leur dire qu'ils peuvent tous les deux gagner […] en attendant qu'une sélection naturelle s'opère. […] Il est assez égoïste. Pour lui, c'est la victoire de l'équipe qui compte, ce n'est pas une question d'individus ou de caractères.» Wiggins en sait quelque chose : il s'est retrouvé en 2012 rival de Froome, son équipier pourtant, qui était le plus fort dans la montagne mais qui a été prié de rester laquais cet été-là, Brailsford se refusant à calmer l'opposition entre les deux coureurs – s'en est suivie une brouille sanglante.

En son for intérieur, Brailsford a toujours préféré Thomas. Gallois, comme lui. Plus malléable qu’un Froome qui s’entraîne dans son coin en Afrique du Sud. Plus loyal aussi : ce fayot de Thomas voulait signer une lettre de soutien à Brailsford début 2017 lorsque celui-ci était ciblé par une enquête parlementaire britannique sur le dopage de Sky. Enfin, Thomas est moins scandaleux que Froome : la première et dernière fois qu’il défrayait la chronique au Royaume-Uni, c’est parce qu’il voulait transformer son manoir de Mathern, au pays de Galles, en château pour mariages. En 2016, les riverains avaient porté plainte contre la musique hurlante et les allers-retours des bus pleins d’invités, dont l’un échoua dans les rues et largua un flot de nœuds papillon et robes en tulle à travers champs.