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Décryptage

Tour de France : fin de cycle ?

Tour de France 2018dossier
La tentative de coup de poing au visage sur Chris Froome et les sifflets subis par le maillot jaune Geraint Thomas, jeudi, ont confirmé l’installation d’un climat délétère sur la Grande Boucle 2018. Boudée également par les téléspectateurs.
A l’arrivée de Geraint Thomas et de Chris Froome (Sky), jeudi à l’Alpe d’Huez. (Photo Presse Sports)
publié le 20 juillet 2018 à 20h46

Les coureurs du Tour de France ont été, jeudi dans l’ascension de l’Alpe d’Huez (Isère), la cible d’agressions physiques et verbales préoccupantes parce que rares dans le cyclisme. Le vainqueur sortant, le Britannique Christopher Froome (Team Sky), a ainsi été l’objet d’une tentative de coup de poing d’un spectateur à environ 6 km du sommet. Et son coéquipier Geraint Thomas, qui avait remporté l’étape de jeudi et conforté son maillot jaune, conspué sur le podium. Preuve que les deux hommes attisent les rancœurs du public, de par leur domination sportive et les soupçons de dopage qui y sont associés : Froome a été contrôlé positif en septembre 2017 avec deux fois le taux autorisé de salbutamol (un anti-asmathique aux effets potentiellement dopants) et blanchi par l’Union cycliste internationale à cinq jours du départ du Tour.

Si l'épreuve est repartie vendredi avec l'apparence du calme retrouvé et la victoire d'étape du Slovaque Peter Sagan (Bora-Hansgrohe) à l'arrivée de Valence (Drôme), la 105e édition de la Grande Boucle se déroule dans un lourd climat de défiance. Les coureurs de Sky essaient de minimiser, contrairement au Tour 2015 où ils rappelaient leur statut de souffre-douleur et affirmaient avoir été aspergés d'urine. Pour sa part, Christian Prudhomme, le directeur de l'épreuve, appelle au «respect» et veut croire que le public se montrera désormais «bienveillant». Mais plusieurs signaux sont alarmants : des coureurs étrangers à la Sky, comme le Français Romain Bardet (AG2R la Mondiale), disent avoir été insultés eux aussi à l'Alpe d'Huez. Les audiences télé dévissent. Les fans les plus fervents écrivent leur crise de confiance sur la route, sur les forums spécialisés et les réseaux sociaux.

Ce ras-le-bol peut sembler injuste au regard d'un cyclisme de plus en plus propre : Geraint Thomas a grimpé l'Alpe d'Huez 4 minutes 35 secondes moins vite que Marco Pantani dans la période EPO, en 1995. Mais l'affaire Froome ressemble à l'affaire de trop, vingt ans après le scandale Festina et une foison de tests positifs jusqu'aux aveux de Lance Armstrong. La crédibilité de l'épreuve dans son ensemble est désormais en jeu, entamée par l'ex-vainqueur Bernard Hinault appelant le peloton à «faire grève» contre la présence de Froome, ou par les organisateurs eux-mêmes qui voulaient exclure celui-ci avant son blanchiment, au nom d'une atteinte à «l'image». Un imbroglio mêlant sport, justice et com qui empoisonne la course et laisse craindre de nouveaux débordements la semaine prochaine du côté des Pyrénées.

Sécurité en doute

La menace sécuritaire a-t-elle grimpé sur le Tour de France ? Le chaos de l’Alpe d’Huez est-il une somme d’incidents isolés ou un avertissement ? Et qui serait responsable : organisateurs et gendarmes pas assez vigilants, coureurs de la Sky qui n’éteignent pas la suspicion autour d’eux et ont le tort de gagner, fans contrariés par les scandales de dopage, spectateurs sous l’emprise de la bière ou au contraire furieux de l’interdiction d’acheminement d’alcool sur place ? La fatalité ?

Il y a eu, jeudi, deux sortes de frictions. Les habituelles et non intentionnelles, comme celle qui a précipité à terre le vainqueur du Tour 2014, Vincenzo Nibali, entraînant son abandon. A chaud, l'Italien incriminait une moto de gendarmerie, mais une vidéo amateure démontrait que le coureur avait été déséquilibré par la courroie d'appareil photo d'un spectateur. Une mésaventure quasi identique était survenue en 1999 à son compatriote Giuseppe Guerini sur les mêmes pentes. C'est ici le principe du «risque zéro [qui] n'existe pas», comme le soulignent les organisateurs. A moins que, suivant les craintes exprimées en 2009 par l'ex-directeur Jean-Marie Leblanc, le Tour termine un jour sur des circuits fermés, telle une course automobile…

A l’inverse, le geste anti-Froome, porté par un homme depuis le côté droit de la route, une tentative de coup de poing au visage, ne doit rien au hasard. Il rappelle certains précédents alarmants : le coup de poing asséné à Merckx en 1975 au puy de Dôme, les intimidations à l’encontre des Italiens au col d’Aspin en 1950, sans parler des coups de revolver tirés en l’air vers Saint-Etienne en 1904… Respectivement le fait d’un «déséquilibré» et de spectateurs bourrés au vin de noix.

La force publique, qui annonce huit policiers ou gendarmes pour chaque kilomètre de parcours en moyenne et le renfort du GIPN depuis la hausse du niveau d’alerte terroriste en 2016, interviendra-t-elle à temps en cas d’incident ? Jeudi, un gendarme a couru après l’agresseur de Froome mais n’a pu empêcher sa tentative. Le 14 juillet, des policiers en uniforme et en civil interceptaient en quelques secondes un spectateur qui avait tenté d’escalader une barrière au départ à Dreux. Le Tour reste tendu.

Désamour du public

Marcher des heures en plein soleil, planter son parasol en bord de route… et huer le peloton cycliste, plus précisément les coureurs de Sky. Le spectacle qu’offre le public du Tour est inédit cette année, par son intensité et sa nature. Nouveau dans le cyclisme, où les spectateurs expriment plus généralement leur affection que leur hostilité, contrairement au foot et autres disciplines de stades.

Ce sont des visages très divers d'agacés-dégoûtés-dépités que Libé a croisés depuis la présentation des équipes, le 5 juillet en Vendée : mères ou pères de famille, jeunes ou vieux, riverains de sortie ou fans plus avertis. «Si on roule dans le peloton à côté de Froome, on entend les huées», confient des coureurs. La tension, plus ou moins forte, a pris la forme d'une grosse bronca jeudi à l'Alpe d'Huez, où Geraint Thomas revêtait le maillot jaune. Froome et Thomas dégustent beaucoup plus qu'avant eux Alberto Contador (tancé au départ du Tour en 2011) ou Lance Armstrong (raillé surtout au Ventoux en 2002 et à Luz-Ardiden en 2003, ce qui est peu cher payé en sept années de victoires et de soupçons). La Sky suscite un large consensus contre elle, cristallisé avant même le départ du Tour : 55 % de Français et 62 % des fans de vélo estimaient selon un sondage Odoxa que la «présence de Froome» sur la Grande Boucle n'est «pas normale», et ce malgré son blanchiment par l'UCI. En janvier, ils étaient respectivement 87 % et 93 % à espérer une sanction contre le coureur. Le plus frappant : les barrières ont sauté entre des fans supposés aveugles et les passionnés sceptiques, ou entre les 12 millions de spectateurs attendus sur le terrain et les centaines de furieux sur les forums ou réseaux sociaux. Le Tour de France roule cet été vers une crise de confiance record.

Audiences en berne

A la télé, c’est l’hécatombe. Les audiences ont plongé de 19 % en France par rapport à 2017 sur la première partie du Tour (du 7 au 15 juillet) d’après les relevés de l’économiste Daam Van Reeth, professeur à l’université de Louvain. A l’étranger, la dégringolade atteint 13 % en Allemagne, 43 % en Espagne et jusqu’à 46 % au Royaume-Uni, pourtant considéré comme le nouvel eldorado du vélo. Seuls les Pays-Bas surnagent, avec une érosion à 4 %. En France, l’étape du 14 juillet enregistre même la pire audience du Tour depuis dix ans.

Est-ce dû à ce sentiment d'ennui que pointait même l'Equipe (lié à Amaury Sport Organisation), et pour lequel chacun y va de sa suggestion : suppression des oreillettes, parcours incorporant plus tôt des étapes de montagne, supposément théâtrales… ? En partie non, puisque la majorité des gens qui regarde le Tour le fait d'abord pour la découverte du patrimoine. Faut-il y voir une conséquence de la Coupe du monde, qui s'est achevée cette même semaine, détournant une large part de l'attention ? En partie oui, puisque les chiffres s'améliorent après la finale de dimanche. Mercredi, l'étape entre Albertville et la station de la Rosière drainait jusqu'à 3,92 millions de spectateurs sur France Télés (43,9 % de parts de marché) et la journée de l'Alpe d'Huez le lendemain redressait encore la barre à 4,2 millions (45,3 %). Mais ces «bonnes audiences» sur des grandes étapes de montagne dépassent à peine la moyenne observée sur l'ensemble du Tour en 2017 (3,8 millions sur France 2)… A France Télés, diffuseur et donc financeur de l'épreuve (24 millions par an versé à l'organisateur), le patron des sports, Laurent-Eric Le Lay, ne cache pas son mécontentement en petit comité : «Les audiences sont nulles cette année.» La chute est néanmoins continue depuis 1997 et ses 5,1 millions de téléspectateurs en moyenne chaque jour. A l'évidence, le Tour ne s'est toujours pas remis du scandale Festina en 1998, qui a fait plonger la courbe à 3,6 millions. France Télés espère tout de même faire mieux que l'an dernier grâce à la fin de course.

Pénurie de champions

Un brin cyniques, peut-être réalistes, des directeurs sportifs étrangers disent qu'il y a une part de chauvinisme dans la cassure ambiante et que tout rentrera dans l'ordre «quand un Français gagnera le Tour». Pointé à 3 minutes et 7 secondes de la première place, Romain Bardet n'est pas bien parti pour succéder à Bernard Hinault, qui laisse un vide depuis 1985.

Et le plus dur reste à venir. Les meilleurs «Bleus» du peloton (Bardet, Barguil et Pinot pour le maillot jaune ; Alaphilippe, Calmejane et Démare pour les succès d'étapes) ont tous été formés il y a trois à huit ans par des clubs qui peinent à assurer la relève. «On fait face à un trou générationnel», admet Pierre-Yves Chatelon, sélectionneur des 19-22 ans. Pour Régis Auclair, président de l'Association des clubs de division nationale, ce trou s'explique facilement : «Moins de moyens, moins de clubs, moins de courses, moins de coureurs… La base de la pyramide se rétrécit, alors on obtient une quantité et une qualité de coureurs plus faible au sommet». Le tout dans l'indifférence des organisateurs du Tour, qui diminuent leur contribution financière au cyclisme des jeunes. Préparant une nouvelle crise sur le long terme, qui s'ajoutera à la liste des fléaux immédiats.