Dimanche, Steeven De Neef a collé son pare-chocs avant plus de trois quarts d'heure au vélo de Guillaume Van Keirsbulck, l'un de ses coureurs retardataires. Parfois, c'était comme dans une scène de drague : le directeur sportif de l'équipe Wanty-Groupe Gobert approchait avec la voiture suiveuse, baissait la vitre, rabattait le rétro et sortait son crâne chauve pour délivrer un ou deux murmures - en flamand. Tout ça sur le goudron très chaud du Tour de France et la moyenne montagne en arrière-plan. On s'est assis sur le siège à côté pour cette 15e étape, 181 km entre Millau (Aveyron) et Carcassonne (Aude). A la place du mort. De Neef, ancien bon coureur sur piste, bilingue et traducteur dominical : «Libération ? C'est un journal de gauche ?»
Prince
Le directeur sportif cet après-midi ? Un mathématicien chargé, au volant, de maintenir ses coureurs vivants. Il calcule les écarts et rappelle au bonhomme sur la selle le temps qui le sépare du peloton - six, cinq, quatre minutes. Ravitaille en eau, dépanne, rancarde ses employés cyclistes, via une petite oreillette. Information cruciale : au-delà d'une errance trop longue, le coureur est éliminé. Van Keirsbulck s'est tourné vers son supérieur : «Je prends le vent de face.» Il a fini par accepter un bidon d'eau, s'envoler et disparaître vers l'avant.
Wanty-Groupe Gobert : une formation belge de deuxième division, qui comprend deux Français dans ses rangs, le cycliste-philosophe Guillaume Martin et le poète maudit des échappées, Yoann Offredo. Le manageur est un Flamand, Hilaire Van der Schueren, 70 ans, plus vieux patron d'équipe présent sur l'épreuve. Un propriétaire terrien, féru de bovins, qui connaît les coulisses du Tour comme Alexandre Benalla celles de l'Elysée. Le matin, on l'a vu descendre du grand bus de la Wanty, tel un prince sortant de sa baignoire remplie de lait de chamelle - la sérénité absolue. Il nous a mis une bonne tape sur l'épaule : «Ça va ?» Traduction : «Tu voulais grimper avec le grand maître, petit coquin, mais oublie.» Une minute plus tard, il a démarré la seconde voiture suiveuse, qui est en réalité la première, dévolue à escorter les leaders.
La nôtre : un break bleu puissant, piloté tantôt comme un tracteur perdu sur une départementale, tantôt comme une voiture de la BAC une nuit d’émeutes. On parle d’un QG roulant : les radios (de l’équipe et de l’organisation) ont balancé des informations à finir la journée avec un pot de miel dans l’oreille - des dizaines et des dizaines, jusqu’au bout de l’étape. Tout y est, des détails sur l’échappée et le peloton au comportement du public sur le bord de la route, en passant par l’énumération des sommités présentes sur l’étape (dont une ponte du ministère de l’Intérieur).
Bécane
Il est arrivé que les voix se superposent dans deux langues différentes, comme dans un tube de l’été. Et qu’un type dans la foule toise les vélos sur le toit de la voiture, quand celle-ci ralentissait, avec le regard du desperado. Confession de De Neef : certains sont déjà arrivés à faucher une bécane, en profitant de la confusion et de l’effet de masse. A mi-étape, le directeur sportif a posé un cahier sur ses genoux, griffonné des calculs et tiré une moue de chirurgien : comme le quadragénaire le sentait, la course est plus lente que prévue. En anglais, il l’a signifié à ses coureurs, le micro dans la paume comme on serre un caillou pour éviter le point de côté. Quand De Neef s’ennuie, il s’évade à haute voix et se tourne vers nous.
En fin de parcours, alors que le peloton est fermé à double tour par le Team Sky et qu'une échappée se promène toujours treize minutes devant (sans coureur de Wanty-Groupe Gobert), le directeur sportif termine son en-cas à la confiture : «A part ça, qui est le meilleur boxeur du monde ?»