Du jamais vu dans le monde traditionnel du vélo. Une épidémie de lassitude, burn-out et autres formes de dépressions traverse le peloton ces derniers mois, touchant des coureurs de grand talent, qui avaient un bon contrat professionnel ou étaient sur le point de décrocher le boulot de leurs rêves. Dernier craquage en date, fin juin : l'Allemand Lennard Kämna, 21 ans, coéquipier du troisième du Tour, Tom Dumoulin (Sunweb), a annoncé qu'il allait «prendre du temps pour réexaminer sa situation en tant qu'athlète et planifier des objectifs de long terme avant de retourner à la compétition». Fin 2014, le Norvégien Oskar Svendsen, l'athlète présentant la plus grosse capacité respiratoire toutes époques et disciplines confondues (97,5 de VO2max), dans le viseur du Team Sky à 20 ans, décidait de repartir à la fac d'ingénieur. Fin 2015, l'Australien Campbell Flakemore, ex-champion du monde du contre-la-montre espoirs, estimait être «passé à côté de quelque chose» dans sa vie et mettait un terme à son contrat avec l'équipe BMC, à 23 ans. En 2017, l'Américain Adrien Costa, grimpeur-rouleur d'exception, stagiaire dans l'équipe Quick Step, raccrochait le vélo, à 20 ans lui aussi.
Entourage
Souvent, ces départs sont maquillés en «pause professionnelle», justifiés par un gros coup de fatigue, une panne de résultats, une blessure ou un traumatisme, l'envie de faire autre chose. «Ce n'est pas un burn-out, j'en avais simplement assez de faire le job de cycliste 24h / 24», explique Flakemore, qui écrit pour un site sur le vélo «fun». «Ma liberté me manquait», appuie Svendsen. Dans un communiqué, Costa déclare : «J'ai appris que le cyclisme représente une part trop grande et déséquilibrée de moi-même […]. Je dois développer de nouvelles choses dans la vie pour trouver plus d'équilibre et de bonheur en général.»
Ces étoiles filantes sèment l'émoi dans un milieu qui affirme que «le vélo a changé», le dopage nettement diminué, l'accompagnement des coureurs progressé. Directeur de la performance chez AG2R La Mondiale, Jean-Baptiste Quiclet s'alarme de la gestion de carrière des cyclistes par certaines équipes, particulièrement à l'étranger : «Là où nous freinons nos coureurs à l'entraînement, d'autres les poussent jusqu'à les cramer jeunes, physiquement, mentalement et nerveusement.» Flakemore, Svendsen, Costa et Lennard, qui ont atteint très jeunes le plus haut niveau mondial, ont tous connu ces situations que recensait en 2007 l'université de Loughborough (Royaume-Uni), comme facteurs de fatigue extrême dans le sport : spécialisation précoce, pressions externes élevées, attentes excessives de l'entourage, perfectionnisme, espoir irréaliste de succès, non-écoute des signaux corporels… Le tout menant à un «syndrome d'épuisement professionnel» ou «burn-out».
Coureur dans les années 70, puis directeur sportif, aujourd'hui sélectionneur de l'équipe de France et consultant, Cyrille Guimard admet que ces «dépressions» sont plus nombreuses aujourd'hui. «Est-on vraiment protégé parce qu'on fait du sport ? s'interroge-t-il. Le quotidien de coureur professionnel peut ne pas du tout correspondre aux attentes des jeunes qui embrassent une carrière. Souvent ils sont doués pour la compétition mais sont loin d'imaginer la somme des contraintes.» Le sélectionneur national estime que «les coureurs souffrent de ne plus avoir de libre-arbitre en compétition et à côté. D'être parqués dans des bus où ils sont coupés du public et des collègues des équipes adverses, à la manière d'une secte».
Psychotropes
Et la baisse massive du dopage, dont la pratique s'accompagnait souvent jadis d'antidépresseurs ? Paradoxalement, le fait de ne pas se doper peut provoquer un stress aigu aussi et pousser à prendre des psychotropes. «Les coureurs qui montaient les côtes avec le gros plateau dans les années 90 étaient plus sûrs de leur coup que la génération actuelle qui ne se prépare pas avec les mêmes méthodes», relève le micronutritionniste Denis Riché. Dans le même temps, certaines techniques d'entraînement en vogue, comme le low carb, sont accusées d'épuiser l'organisme et le mental.
Le stress aigu vient aussi d'un sport de plus en plus riche et de plus en plus précaire à la fois. Où le maillot jaune est autant sur la sellette que la lanterne rouge, comme l'a observé le sociologue Olivier Aubel, de l'université de Lausanne : «L'élite du cyclisme, les leaders des équipes peuvent être en état de burn-out parce qu'ils ne peuvent plus faire face à la charge de travail qui est la contrepartie de leurs salaires élevés. Les équipiers plus modestes peuvent être en situation de stress extrême à cause de la précarité de leur contrat et de la gestion hasardeuse de leur calendrier où ils jouent les bouche-trous. Dans le cas des leaders, c'est une question de travail. Dans le cas des équipiers, c'est la problématique de l'emploi qui est en cause.»
Depuis 2012, l’université de Lausanne a émis des recommandations à l’Union cycliste internationale pour limiter les facteurs de risques socioprofessionnels des coureurs. Par exemple un nombre de jours de compétition plafonné. Las, alors que le vélo a du «renouveau» plein la bouche, les calendriers sont de plus en plus copieux, les petites courses de plus en plus rapides et les cyclistes de plus en plus perdus, inquiets, au bord de la rupture.