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Libération
Reportage

Le Tour de France à cor et à «Trie»

Point de départ ce jeudi, le village des Hautes-Pyrénées est le moins peuplé des terres d’accueil de l’édition 2018 de la Grande Boucle. En perte de vitesse économique, Trie-sur-Baïse a profité de l’événement pour se mettre en chantier et tenter de réveiller les âmes.
Le maire de Trie-sur-Baïse, Jean-Pierre Grasset, au café du Sport, lundi. (Photo Guillaume Rivière )
publié le 25 juillet 2018 à 20h26

Alain, 70 ans, fournit une séquence très courte de vélo pour dix longs récits à propos de ses parents abîmés par les guerres et de sa vie d'ancien paysan : «Le Tour passe, oui, d'accord… Mais il est éphémère.» A savoir : quelques jours d'excitation maximale, qui font glisser la routine du fauteuil roulant et imaginer comment serait la vie si le village restait le centre de la France pour de bon. Moins de panneaux «à vendre» placardés sur les maisons ? Moins de pans de vie quotidienne déroulés à l'imparfait ? Le Tour est un shoot et la ruralité modeste, une belle dame en manque de sensations et d'attention. Alors elle tend le bras.

Alain, au milieu du café, visage émacié, blouson beige et grands yeux bleus à y balancer un dauphin : «Je n'arrive pas à m'intégrer : ce monde démolit trop.» Le taulier, près de la porte : «Il y a aussi de bonnes choses dans notre routine, il suffit d'écouter. L'autre fois, une enfant est entrée ici et m'a raconté le mariage de ses parents. C'était magique…»

Halls d'immeubles

Ce jeudi, le Tour de France décolle de Trie-sur-Baïse (Hautes-Pyrénées) et c’est une histoire de Petit Poucet : un peu plus de 1 000 habitants, soit la plus petite communauté à accueillir un départ cette année. Là-bas, les affaires ont longtemps prospéré grâce à l’élevage et au commerce de bétail. La crise des prix a emporté pas mal de choses, mais pas la couronne du roi à quatre pattes : le cochon reste une figure majeure et respectée. Il est placardé partout sur des affiches - on s’est demandé si Trie n’était pas jumelé avec une tirelire. Hommage absolu pour l’animal, les coureurs partiront à quelques mètres de la halle aux porcs.

Jean-Pierre Grasset, le maire (un briscard), raconte son gros coup (ce départ de Tour) comme on confierait la recette d'une omelette. Il y a quelques années, l'homme de 61 ans (détendu) rencontre Christian Prudhomme, le directeur de la course. Les deux sympathisent. Echangent, en se retrouvant sur la passion du vélo et l'idée d'une ruralité à sublimer. L'envie commune aurait fait le reste. Trie se retrouve surligné en noir sur la carte jaune du Tour de France. C'est une belle histoire et, sur le papier, un jeu d'enfant. «Qui n'a rien de politique, pas du tout» - on lui a posé la question.

Grasset : un ancien facteur, devenu cadre de la Poste, dont le père fut cycliste amateur dans le centre de la France. Il grandit dans un quartier populaire du Val-de-Marne (du côté de Cachan), où il décroche un brevet des collèges, côtoie les halls d'immeubles (la galère) et un curé chargé des actions sociales : «Il y avait cette rivalité entre cités qu'on retrouve parfois entre les villages : ça chauffait vite, surtout pour des histoires de filles.» Et : «On faisait la course avec les vélos de la Poste.»

Il milite très vite chez les communistes (la banlieue rouge), puis au Parti de gauche. Son épouse est originaire des Hautes-Pyrénées : il y a environ vingt-cinq ans, il descend vivre à Trie et prend des responsabilités dans un club de cyclisme à Tarbes, à quelques kilomètres de là. Après avoir été conseiller municipal, il arrache la commune (en 2014) à deux voix près, en s'adaptant : «Je ne me reconnais pas dans l'offre politique, comme beaucoup.» Il garde sa «philosophie» de gauche, mais «rassemble».

Le départ coûte 100 000 euros (environ). Trie en prend 36 000 à sa charge (le département assume une grande partie du reste), en espérant en récupérer 100 000 pour redistribuer aux associations. Le maire, aux petits soins, décrit souvent une mer séparée en deux. «On doit promouvoir une ruralité heureuse à travers le Tour.» Mais : «Beaucoup de maisons à vendre ne sont plus adaptées aux besoins de l'époque.»

Trie-sur-Baïse : dès lors qu’on enlève le tréma, un champ infini de cascades pour les esprits les plus fins. Ou bien, dès lors que l’on ajoute un «u» à l’endroit opportun. Peut-être que tout est finalement lié : le village était jusque-là connu par des initiés pour un championnat estival du cri de cochon - qui reprend cette année après dix ans d’interruption à cause d’une crise de bénévoles.

Alain, le vieil homme du café, mime un baby-foot disparu et ce temps où l'on se topait la main sans signer de paperasse. «La parole suffisait.» Le taulier : «On vit entre Toulouse et Pau. Quand on sort de Trie, on l'explique comme personne ne situe, en particulier à l'étranger. Mais quand on dit qu'on est à quelques kilomètres seulement de Lourdes, ça change tout. On croirait parfois que Lourdes est plus grande que Paris. Quel business…»

Commercres repeints

On pourrait bien raconter Trie à travers les quatre salons de coiffure du village, dont un flambant neuf. La centralité : la municipalité, à la frontière du Gers, reste un carrefour pour les communes d’à côté, où les services ont disparu. La transmission : ces commerces-là se transmettent de père en fils. Quand bien même les affaires fonctionnent moins, certains héritiers refusent de fermer.

Le marché (le mardi), les touristes anglais (qui aiment la région) et les locaux qui travaillent dans les grandes villes (et rentrent le week-end) continuent d'oxygéner l'économie locale. Le Tour, lui, a accéléré les travaux sur la place principale. Tout s'agite : on croirait que Trie emménage. La fontaine disparue (des garnements l'avaient abîmée) est même revenue - Grasset a posé dessus en short - et des commerces ont été repeints. Des pans de gazon, des fleurs et d'autres décorations survivront à la course. Il paraît que le beau attire le beau. Alain, que la boisson a rendu profondément nostalgique : «Appelez-moi Alain Parfait dans votre article.» Et : «On devrait faire comme Lourdes : se trouver une Vierge Marie.»