Gianni Marcarini, alias «Joss Randall» (le chasseur de primes dans la série mythique Au nom de la loi), ouvre les portes de son vieux camion comme le prêtre celles d'une paroisse sans toit : quand les journées sont calmes, chaque âme ressemble furieusement à un bon plan tombé du ciel. Aussi : le bonhomme en marcel bleu, 78 ans, annonce un butin estival à chialer dans son bain.
Le Tour de France titubant cette année (les audiences télévisées poursuivent leur chute), il dit que son stand nomade (il suit chaque étape) de produits dérivés (maillots, gants, livres) marche aussi avec des béquilles. Une casquette par-ci, une tunique par-là : voilà. C'est pile raccord avec sa certitude, à savoir que tout fout le camp. Dans le désordre : la France, les prix du carburant, son terminal de carte bancaire, l'Italie, la Grande Boucle, la faiblesse des excuses des puissants. Même les Anglais, ses clients les plus chauds, seraient devenus avares. On est loin de l'opulence et du Nicolas Sarkozy du siècle dernier : «Quand il était maire de Neuilly, il a sorti une liasse de 50 000 francs. Il m'a acheté deux maillots pour ses enfants.» Comment peut-il être sûr de la somme ? «J'ai vu la liasse…»
Le chasseur de primes fut sprinter dans les années 60 et 70. Une sorte de «Peter Sagan», mais aussi «un fainéant», à la carrière bien plus qu'honnête, dont les victoires chez les amateurs et les professionnels se comptent par paquets de dix. Il a côtoyé de près des fusées (dont Jacques Anquetil, quintuple vainqueur du Tour) et connu l'époque où Antonin Magne (son directeur sportif dans l'équipe Mercier) prenait ses décisions cruciales avec un pendule, comme le Professeur Tournesol.
Barbe à papa
On a passé une heure derrière son stand un lundi matin et c’était comme secouer son museau dans la barbe à papa : un paradis d’anecdotes sucrées, à faire tomber la lèvre inférieure jusqu’au caleçon. Il raconte un Tour de Lombardie couru avec deux chaussures différentes. Les siennes seraient restées dans le jardin d’une femme, avec qui il avait conclu une affaire coquine.
Marcarini est né le 15 mars 1940 à Bergame. La faim pousse sa famille à émigrer en Sicile, puis à Montfermeil (en périphérie de Paris), au tout début des années 50. «A l'école, j'étais un exemple, l'Italien qui ne parle pas un mot mais qui s'accroche contrairement à d'autres nés ici. Ça n'a pas duré.»
Un proche lui offre un vélo trop grand : il s'en accommode et de surcroît ne s'en sert pas trop mal. Ado, il se met à courir. Adulte, il ramasse des primes (d'où le Jos Randall) dans les courses amateurs qu'il annonce en anciens francs ( «500 000», «100 000», «50 000»). Une hernie l'oblige à tout arrêter en 1975. Il se spécialise alors dans les objets du passé (maillots vintage en laine) et les tuniques de professionnels, qu'il vend en ligne et devant son camion, en marge des courses. Ça va du Tour de France bling-bling aux critériums les plus discrets. Son ombre marque à la culotte la routine du cyclisme français. «100 000 kms par an», calcule-t-il. On le voit partout, tout le temps, comme une croix de fer sur la route.
«Porteur de bouteilles en verre»
Sur l'Italie : «Nous étions pauvres. Un jour, j'avais mis une figue de barbarie de côté, dans ma poche. Elle a frotté sur ma peau : ça m'a gratté un mois.» Sur la médication en son temps, quand la taille des comprimés et des seringues n'étaient pas un sujet : «Un jour, un de mes concurrents avait pris un tube de je ne sais pas quoi : ça commençait par "Ton" et ça finissait par "Tron". He-he.»
A part ça : trois enfants (autour de la cinquantaine), une épouse, un magasin de cycles qui fit faillite l'an passé et une balafre sur le bras. Il se touche le crâne : «Rien de grave…Sur la ligne d'arrivée, j'ai percuté, il y a bien longtemps, un porteur de bouteilles en verre. Il y avait un autre coureur, qui a terminé à l'hôpital suite au choc. En une nuit, ces cheveux sont devenus tout blancs. Alors que la veille… ils étaient noirs… comme ça [il montre un maillot, ndlr]. Pourtant, le matin même, j'étais allé à l'Eglise. Pour que Dieu me protège.»
Lundi matin, Marcarini a débarqué avec son véhicule gris devant le Campanile de Carcassonne, où la Sky, l'équipe de Chris Froome, donnait une conférence de presse. Des fans et des touristes s'étaient déplacés pour assister à la représentation. Mais point de ricochet : les ventes furent modestes. Un riverain, à Joss Randall : «Vous pouvez reculer avec votre camion, j'aimerais sortir…» Le chasseur de primes, bougon : «Vous pouvez passer…» En petit comité : «C'est à cause de gars de ce genre que certains déclarent des guerres… Ça a dû commencer comme ça en Syrie.» Il s'est exécuté avec son short marron d'aventurier et ses baskets de joggeur.
La coupe de Giscard
Certains y verraient un folklore en sursis, caution populaire importante, mais pas indispensable. D’autres jureraient pourtant qu’il est le portrait craché du cyclisme comme un pan du public se le représente encore : celui où le mythe, à choisir, doit prévaloir sur tout (les sommes d’argent et la couleur de l’urine). On parle d’une mémoire sur deux pattes (60 ans de présence), qui connaît quelques bricoles sur les coulisses d’antan et d’aujourd’hui : si une commission l’auditionnait, il faudrait dix greffiers.
A l'arrière de son camion, le chasseur de primes a installé un lit, sur lequel sont entreposés quelques sacs. Il dort là quand il est en vadrouille, c'est-à-dire tout le temps. Quand il rentre chez lui (en Bretagne), il arrive que le sommeil, lui, refuse de passer le paillasson : «Alors, je tourne en rond chez moi…j'ai un bon matelas pourtant. Et je retourne dormir dans le camion.» Il a une piscine dans sa maison, une conjointe qui navigue cet été avec des copains et une fiche Wikipédia – le marcel ne fait pas le marchand.
A l'avant du camion : un petit bordel, où il a entreposé un bouquin sur sa vie (écrit par un ami), sur lequel il n'arrive pas à remettre la main. «Je n'ai même pas fini de le lire.» Il y a mille teasers possibles, dont celui-ci : un jour, il a rasé la tête de feu Marco Pantani, qui lui a rendu la pareille. «Vous savez, j'avais la coupe comme ça, celle de Valéry Giscard d'Estaing.» Il cherche un éditeur. Et il n'a plus de cheveux.