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interview

Pierre Latour : «C’est sûr que je m’arrache la gueule sur le Tour !»

Tour de France 2018dossier
Le meilleur jeune du Tour de France, grimpeur d’AG2R La Mondiale, parle avec humour de ses limites physiques et de ce qui lui passe par la tête quand il pédale.
Pierre Latour durant la 16e étape du Tour de France, mardi. (Photo James Startt. Zoom Presse Sports)
publié le 26 juillet 2018 à 20h26
(mis à jour le 27 juillet 2018 à 10h25)

Un coureur qui donne l'impression de se déplumer sur le vélo et ne cache pas sa joie sur le podium : Pierre Latour, 24 ans, maillot blanc du meilleur jeune, est une espèce rare sur ce Tour 2018 frappé de dépression générale. Le grimpeur d'AG2R La Mondiale est 14e au classement général, à 16'03'' de Geraint Thomas, avant la dernière étape de montagne entre Lourdes et Laruns, ce vendredi.

Le Team Sky (de Thomas et Froome) agace beaucoup de spectateurs. Ils trouvent sa domination ennuyeuse ou suspecte de dopage. Vous vous posez les mêmes questions ?

Que voulez-vous qu’un coureur fasse ? On est là pour battre nos adversaires, et puis c’est tout. Face aux Sky, je ne suis pas dans la révolte mais dans l’idée qu’il faut continuer de progresser. En attendant, je cherche la petite faille de leur côté, le petit jour sans. Mercredi, dans l’étape au col du Portet, Chris Froome a craqué. Ça arrive même aux meilleurs !

Vous avez l’impression de participer à la même course qu’eux ?

Oui et non. On se croise, on se dit bonjour et, après, on fait notre vie. Eux, c'est la bagarre pour le maillot jaune et moi celle pour le maillot blanc. J'évolue au niveau en dessous. J'aurais aimé les accompagner plus longtemps en montagne, eux et mon leader Romain Bardet [actuellement 8e au classement à 5'13'' de Thomas, ndlr]. Mais je suis déjà à mon meilleur niveau, plus haut que l'an passé. Disons que les valeurs de puissance sont très élevées pour tout le monde. Peut-être parce que la première semaine du Tour n'a pas été très dure.

Cette chasse au maillot blanc, c’est votre espace de liberté ?

Une façon de contenter tout le monde : l’équipe, Romain, moi. En juin, on s’est dit que j’avais une chance de décrocher le maillot blanc si je restais le plus possible à l’avant, au côté de Romain. Mardi, j’ai attaqué dans la première étape des Pyrénées pour consolider le maillot mais surtout pour servir de point d’appui à Romain s’il revenait de l’arrière, éventuellement pour gagner l’étape.

Vous vous ennuyez sur ce Tour ? Le grimpeur irlandais Dan Martin confiait dimanche qu’il trouve parfois le temps long…

Sur les premières étapes, je traînais dans les dix derniers. C’est là qu’on risque une «cassure» avec les coureurs qui précèdent, mais c’est là aussi qu’il y a le moins de stress. J’aime bien causer avec d’autres gars. Martin est plus fort que moi, s’il s’ennuie, il peut tenter d’attaquer. Moi, je n’ai pas toujours les jambes pour ça. J’attends des jours meilleurs. Il paraît que des gens trouvent le Tour «ennuyeux» à la télé, mais c’est une question de tempo : à la vitesse où on roule, les échappées ont du mal à se former. On ne force personne à regarder. Par exemple, moi, c’est le tennis qui m’emmerde.

Raymond Poulidor vous trouve «héroïque»…

C’est sympa, mais je ne vois pas pourquoi il dit ça. Je n’ai pas gagné d’étape en plus.

Vous donnez l’impression de souffrir, le visage qui grimace, les changements de position incessants sur votre vélo…

C'est sûr que je m'arrache la gueule ! Mais c'est une question de style. Regardez Nairo Quintana [vainqueur de l'étape du Portet mercredi]. Lui, il a toujours la bouche fermée, on ne sait pas s'il souffre, s'il est joyeux ou contrarié. J'essaie de gaspiller moins d'énergie qu'avant à bouger sur mon vélo, mais c'est plus fort que moi.

Pensez-vous souffrir plus que d’autres concurrents ?

Je me force à ne pas penser à mon corps.  Je cherche de quoi m'occuper sur le bord de la route. Mercredi, j’ai vu un spectateur dans la dernière montée qui mettait ses deux pouces en bas.

Que vous reprochait-il ?
Il devait trouver que j’étais collé ! Non seulement ça ne m’a pas gêné mais ça m’a fait rigoler ! Le gars se fait chier à marcher six heures pour venir critiquer des coureurs. C’est quand même génial !
Vous vous faites siffler ?

C’est très rare. Le phénomène a toujours existé : des gens qui viennent voir la caravane publicitaire et ensuite râlent sur les coureurs. Il y a un peu plus de huées cette année autour de la Sky, mais je ne cherche plus à comprendre. Je fais mon boulot, je me marre, je profite de l’expérience.

Il faudrait vous siffler pour vous aider à avancer plus vite ?

N'exagérons rien ! Je cherche surtout à m'occuper la tête. Quand je ne vois rien d'extraordinaire sur la route, je cherche des visages, au cas où je connaîtrais quelqu'un. A l'Alpe d'Huez, il y avait un mec en rouge avec un masque de Salvador Dalí, comme dans la série La Casa de Papel. J'étais plié. L'autre jour, la musique est partie toute seule dans mon cerveau, pour me distraire. Pas de bol, c'était Vamos a la Playa. Et en boucle ! J'aurais préféré avoir un peu plus mal aux jambes que me faire subir ce truc.

En somme, vous vivez un bon Tour de France ?

Pas mal, mais ce n’est pas fini. J’espère garder mon maillot blanc, aider l’équipe et, ensuite, rentrer manger des ravioles à la maison.